Page:Bacon - Œuvres, tome 4.djvu/2

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*Parce qu’elle fait illusion. Comme la méthode est plus souvent unie à la vérité qu’à l’erreur, la même justesse d’esprit qui met en état de voir les choses telles qu’elles sont, rendant également capable de les bien placer, on s’imagine aisément que la vérité est inséparable de la méthode, comme si ce qui a lieu le plus souvent, avoit toujours lieu, et par-tout où l’on voit la méthode, on croît voir la vérité. Une sottise en forme fait fortune ; et une vérité, sans cette forme, est mise au rebut.
*2Nous engageons nos lecteurs à fixer leur attention sur cette proposition qu’ils trouveront répétée dans plusieurs notes, et développée dans le supplément. C’est la clef du Novum Organum. Sans cette addition, l’auteur paroit souvent en contradiction avec lui-même et son ouvrage devient presque inutile.
*3L’empyrique est l’aveugle qui n’a des yeux qu’au bout des doigts, et qui ne voit rien au-delà de la longueur de son bâton. Le raisonneur pur ressemble à certain docteur allemand, qui connoissoit les noms et les positions de tous les villages de la Cochinchine, et qui voyageoit dans les rues de sa ville natale, une carte à la main. Mais l’expérience perpétuellement combinée avec le raisonnement, est la canne angloîse surmontée d’une bonne lunette : le bâton sert à assurer tous ses pas ; la lunette, à voir fort loin devant soi.
*4En allant très doucement, on va fort vite vers le but, parce qu’on n’est jamais obligé de rétrograder. Les esprits trop vifs voyagent dans le monde intellectuel, à peu près comme voyagent dans le monde réel certaines levrettes qui font trente ou quarante lieues par jour, et qui ne peuvent pas en faire dix sur la route ; leurs continuels écarts les harassent ; ils se promènent trop, et voyagent trop peu.
*5Lorsque dans une recherche, on est guidé par de fortes analogies, on est presque certain d’attirer au but ; mais, par cela même que les analogies sont fortes, on ne s’éloigne pas beaucoup des routes connues. Ainsi, pour faire des découvertes très extraordinaires, il faut tâtonner ou suivre la méthode de Bacon. Cependant, comme tout tient à tout, et qu’il y a de tout dans tout, à la rigueur, tout peut conduire à tout par l’analogie.
*6Par exemple si l’on eût travaillé à perfectionner l’art de guérir, autant que l’art de tuer. Mais nous ne connaissons point de drogue curative dont l’effet soit proportionné à la vertu occisive du canon ; ce qui n’est rien moins qu’étonnant car les inventions sont proportionnelles au nombre, à la constance et à la sagacité des recherches qui le sont à la qualité et à la quantité des récompenses utiles et honorifiques, affectées au succès de ces recherches. Or, voua observerez, lecteur, qu’un homme qui coupe cent paires d’oreilles est un héros ; au lieu que celui qui en guérit dix mille n’est qu’un chirurgien.Celui qui vous épouvante est gentilhomme ; et celui qui vous rassure est roturier. De manière que tout homme qui se respecte un peu, n’aime pas ces genres si utiles, et passe sa vie à tuer des hommes pour tuer le temps.
*7Le même soleil qui éclaire les oiseaux de jour, aveugle les oiseaux de nuit et avec le même pain qui peut nourrir un homme, on peut l’assommer ; s’ensuit-il que le pain et le soleil soient nuisibles ? Mais, dit Rousseau, grand exagérateur d’inconvéniens, on doit regarder comme nuisibles les choses dont on abuse toujours ; et telles sont les sciences. Ce principe est faux : si les choses dont on abuse toujours étoient nuisibles, tout seroit nuisible car on abuse de tout. Et même les meilleures choses sont celles dont on abuse le plus, attendu que, par cela même qu’elles sont les meilleures on en use plus souvent et avec plus de passion ; à force d’en user, on les use. Si le soleil vous grille, eh bien tâchez de vous mettre à l’ombre et si vous ne pouvez éviter ses rayons tâchez du moins de vous rafraîchir par votre patience. Car vos invectives contre le soleil ne le refroidiront pas ; et votre mauvaise humeur ne changera pas l’univers, elle ne changera que vous. Le flambeau de la vérité ne brûle que ceux qui ne savent pas le tenir, ou qui le regardent de trop près. Prétendre que l’ignorance vaut mieux que la science, c’est prétendre qu’il vaut mieux être aveugle qu’avoir deux bons yeux ; et marcher de nuit, que faire route en plein jour. Si la science sans la vertu est nuisible, ce n’est point une raison pour se plonger dans l’ignorance, mais seulement pour enseigner la vertu avant ou avec la science. D’ailleurs si la vertu, comme le prétend Socrate ou le sens commun, n’est qu’une certaine espèce de science, comment la science et la vertu seroient-elles ennemies ! Or, la vertu est en effet une science ; car, être vertueux, c’est savoir ce qu’on doit faire, et savoir faire ce qu’on doit. Mais dire que la science est utile, c’est dire une chose triviale ; au lieu que dire que la science est nuisible, c’est avancer un paradoxe aussi facile à soutenir que tout autre. Car, tout ayant ses avantages et ses inconvéniens, il y a toujours quelque chose à blâmer dans ce que loue le grand nombre, et quelque chose à louer dans ce qu’il blâme. Ainsi, avec beaucoup de mauvaise humeur, et un peu de génie, il est toujours facile, en heurtant de front l’opinion publique, de fabriquer des paradoxes, et de devenir, à très peu de frais, un auteur original. Tel fut l’unique secret du grand détracteur des sciences, écrivain aussi honnête sans doute qu’éloquent ; mais un peu contrariant, morose et exagérateur, qui, prenant peine à nous dégoûter de ce que nous possédions, sans rien mettre à la place, voulait nous crever les deux yeux pour en guérir un, et prétendoit nous éclairer eu soufflant notre flambeau.
*8Si vous commencez par former des soldats avant d’avoir formé des citoyens, vous recruterez souvent pour l’ennemi. Moi, je dirois : commençons par former de bons citoyens, puis nous en ferons des soldats quand nous voudrons. Car, en donnant une épée à un méchant, on ne lui ôte pas l’envie de mal faire. En aiguisant son arme avant ne l’avoir amendé lui-même, vous ne faites qu’affiler sa méchanceté. Ainsi, pour former tout à la fois des hommes vertueux et des hommes éclairés, au lieu de leur apprendre d’abord à marcher, et de leur montrer ensuite la route, apprenez-leur, sur la route même, à marcher. Par exemple, donnez le premier prix au plus vertueux, et le second, à celui qui aura su le louer avec le plus de sentiment et de dignité ; car les éloges dispensés par le génie, sont la semence de la vertu, comme le bled est la graine d’hommes. Le génie et la vertu doivent s’unir dans l’homme, comme la lumière et la chaleur s’unissent dans l’astre radieux et bienfaisant qui est leur image.f
*9Il est une infinité de choses que font les hommes, et que la nature ne fait jamais. Par exemple, la nature nefait ni maisons, ni jardins, ni vignobles, ni champs à bled, ni vin, ni poudre à canon, ni, etc. Si l’homme connoissoit les loir générales de la matière, il feroit beaucoup d’autres choses que la nature ne fait jamais, ou plutôt n’a jamais faites, mais plus grandes et plus extraordinaires. Il les feroit en séparant ce qu’elle unit toujours et en unissant ce qu’elle tient toujours séparé.
*10C’est-à-dire, qu’il faut trouver une différence spécifique (d’une qualité plus générale que la qualité proposée), qui soit tellement identique avec cette dernière qu’on puisse indifféremment affirmer l’une de l’autre ; ou encore trouver le genre prochain et la différence spécifique de la qualité proposée ; ou enfin trouver sa vraie définition ; car ces trois différentes expressions ne signifient au fond qu’une seule et même chose. On voit que notre auteur est un peu disciple de Platon ; car le philosophe grec parle aussi très fréquemment de la nécessité de chercher les formes ou causes essentielles ; et il est continuellement occupé de définitions qu’il cherche par une méthode qui a quelque analogie avec celle du philosophe anglois, et dont nous indiquerons dans une note le vrai méchanisme éclairci par deux exemples.
*11Un enfant qui s’amuse à feuilleter un in-folio, est l’image d’un homme qui promène ses avides regards sur le vaste et magnifique théâtre de l’univers qui, en commençant à observer, court d’objets en objets ; et, à force de voir, ne voit rien. D’abord, le nombre des mots lui paroît infini même dans une seule page, plus forte raison, celui des lettres. Puis il s’aperçoit que ces mots peuvent être comptés ; et, lorsqu’il vient à les analyser, il reconnoît qu’ils ne sont composés que d’un certain nombre, et même assez petit, de lettres qui, par leurs différentes combinaisons et situations, forment toute cette diversité. Il en est de même du monde réel. Les élémens de la matière, et leurs propriétés radicales qui leur sont inhérentes, sont les lettres ; les composés et leur qualités, sont les mots. Ces formes ou loix générales dont parle Bacon et qui sont le principal sujet de cet ouvrage, sont l’alphabet de la nature et la clef de son chiffre.
La méthode qu’on doit suivre pour découvrir une loi de la nature, peut aussi être comparée à celle que nous avons nous-mêmes suivie pour découvrir le sens de tel ou tel mot, dans ce livre presque inintelligible que nous avions entrepris de déchiffrer. Nous avons considéré ce mot dans un grand nombre de phrases dont il faisoit partie ; et ce qu’il y avoit de commun dans les idées exprimées par cet phrases, nous a indiqué la fonction perpétuelle de ce mot dans ses différente » associations, c’est-à-dire, son véritable sens. Pour trouver plus aisément cette fonction nous avons supprimé ce mot dans toutes ces phrases ; et malgré cette suppression, le rapport des parties restantes et toutes connues, à la partie inconnue que nous avions ôtée, nous indiquait la fonction de cette dernière. Car il est peu de phrases où un mot soit tellement nécessaire pour entendre le tout, que ce mot venant à manquer, on ne puisse le suppléer l’idée qu’il doit représenter étant presque toujours indiquée par les idées toutes connues de la phrase même dont il fait partie, des précédentes et des suivantes.
Voici quel est le principe commun de ces analogies. On peut envisager le sens d’une phrase ou d’un mot comme un effet dont cette phrase ou ce mot est la cause. Cela posé, une phrase est une cause composée dont les différens mots qui entrent dans sa composition sont les élémens. Et la signification totale de cette phrase est l’effet également composé, dont les significations particulières de ces mots sont aussi les élémens. Le rapport qui nous a servi de guide dans cette explication, n’est donc pas une analogie simplement oratoire ou poétique, mais une analogie réelle et physique. Ainsi Bacon cherchant les formes éternelles, son interpréte déchiffrant le Novum Organum, l’imprimeur corrigeant sa feuille, le musicien épelant des tons, l’enfant apprenant à lire, et Newton pesant les mondes, ne font tous, sous différent noms qu’un seul et même métier ; cet occupations, en apparence si différentes, ne sont que des application » toutes semblables des mêmes facultés à différent objets.
Que le lecteur daigne fixer son attention sur ces comparaisons tirées principalement de l’objet même qu’il a en main, et il ne sera plus choqué de ce mot de forme, qu’il rencontrera si souvent dans l’ouvrage ; car être choqué d’un mot qui n’est, après tout qu’une commode abréviation, qu’une espèce de signe algébrique, ce n’est plus être simplement comparable à l’enfant dont nous parlions ; c’est être l’enfant même ; et il n’est pas moins puéril de repousser des mots nécessaires, que d’appeler des mots inutiles.
*12Quand un principe, ou, ce qui est la même chose, une règle est trop générale, comme alors son énoncé embrasse les cas mêmes où elle n’a pas lieu et qu’elle auroit dû laisser hors de ses limites, chacun de ces cas fait exception à la règle et force à la limiter après coup en excluant ces cas. Mais si la règle en se limitant d’avance elle-même annonce ses exceptions, alors ces exceptions ne l’attaquent plus et ne font que prouver ce qu’elle avoit dit. Ainsi, le moyen le plus sûr pour ne jamais donner prise, soit dans la conversation, soit dans les livres même en avançant des opinions positives, c’est de particulariser beaucoup, et de joindre à la plupart des principes qu’on pose, des règles qu’on énonce, ces expressions modificatives et restrictives : souvent, presque toujours, communément, rarement, toutes choses égales, entre certaines limites, etc. et d’adoucir ses affirmations, en proportion qu’on renforce ses preuves ; de joindre à des prémisses évidentes ou très probables de modestes conclusions.
Mais dira-t-on, si la règle (ou le principe) a des exceptions, chaque cas qui se présente peut en être une. On n’est donc jamais certain dans la théorie de saisir la vérité en se conformant aux principes, ni d’atteindre au but, dans la pratique en suivant la règle. Je réponds que cela n’est pas certain, mais du moins très probable, quand la règle est un peu générale. Et alors la probabilité de réussir, en observant la règle est à la probabilité de ne pas réussir, en la suivant, ou de réussir en ne la suivant pas, comme le nombre des cas qui rentrent dans la règle est au nombre des cas qui n’y rentrent pas. Or, l’expérience même prouve qu’en se fiant aux raisonnemens nécessaires pour distinguer les cas qui font exception de ceux qui rentrent dans la règle, on tombe dans une infinité d’erreurs, soit pour n’avoir pas fait entrer dans ces raisonnement toutes les considérations nécessaires, soit pour avoir posé quelque principe faux, soit enfin pour avoir tiré de principes vrais, des conséquences fausses et les méprises auxquelles on s’expose en voulant faire toutes ces distinctions, sont en beaucoup plus grand nombre que les erreurs qu’on peut commettre en observant constamment la règle, et méprisant courageusement toutes les exceptions : ainsi la prudence veut que l’on se tienne constamment attaché aux règles (ou aux principes) sinon dans les cas où l’exception est bien marquée et sensible pour les plus foibles vues, c’est-à-dire, dans ceux où la cause énoncée par le principe, ou, ce qui est la même chose le moyen indiqué par la règle est visiblement à son minimum, tandis que la cause contraire est à son maximum. Aussi l’expérience, parfaitement d’accord avec le raisonnement, prouve-t-elle que ceux qui demeurent constamment attachés à des principes, a des règles, à des systèmes, à des plans, même d’une bonté médiocre, sont ordinairement plus heureux dans leurs entreprises que ceux qui, ne sachant pas négliger les petites erreurs et les petite doutes, flottent perpétuellement entre les principes, les règles, les systèmes, ou les plans opposés.
*13L’auteur emploie ici le mot d’instances ; mais ce terme nous paroît trop général. Une instance est une allégation en surcroît de preuve positive ou négative. Or, il est bien des espèces d’allégations, telles que faits ou exemples, autorités, comparaisons, principes positifs, définitions, preuves per absurdum, etc. Comme il s’agit ici de faits et d’exemples, nous ferons usage de ces deux derniers mots et nous les emploieront alternativement, soit pour éviter la monotonie, soit pour n’être pas obligés de nous exprimer ainsi : On trouve un exemple de telle espèce d’exemples dans tels animaux.
*14La même force qui arrondit un soleil ou une planète, arrondit une goutte d’eau.