Page:Barbey d’Aurevilly - Les Poètes, 1862.djvu/19

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« la mémoire ». A dater des Contemplations, M. Hugo n’existe plus. On en doit parler comme d’un mort. De mémoire dans l’histoire littéraire de son temps, il en aurait pu laisser une, grande, élevée et pure. Dieu lui en avait donné la puissance. Il ne l’a pas voulu. Il était bien né de toute manière. Personne n’apprécie plus que nous ce que valait M. Hugo à l’origine et ne sait mieux ce qu’il ne vaut plus. Ce n’est pas de nous qu’il aura jamais à se plaindre. Quand Les Contemplations ont paru, ce livre dont il a voulu faire son Exegi monumentum, son livre suprême, nous les avons ouvertes avec l’espèce de sentiment qu’on éprouve en ouvrant le testament d’un homme qui lègue à la postérité le dernier mot de son génie ; seulement ce n’est pas notre faute si ce que nous avons trouvé ne méritait ni une impression si solennelle, ni un sentiment de cette hauteur. Le respect devient impossible. Mais nous continuerons de traiter M. Victor Hugo avec condescendance. Nous ne pouvons oublier que la tête égarée, qui a écrit les énormités intellectuelles que voici, a failli être pour la France le poète que Gœthe et lord Byron sont pour l’Allemagne et l’Angleterre, et surtout nous nous rappellerons que M. Victor Hugo a le malheur de n’être plus dans sa patrie. Il est éloigné du pays où il a des tombeaux, et cette nostalgie peut troubler une âme plus forte que la sienne. La France est un pays tellement généreux que l’idée d’exil l’empêche de juger un homme littéraire, que cela l’attendrit, que cela l’arrête, même quand il ne s’agit, comme aujourd’hui, que de se prononcer sur un suicide en littérature !