Page:Barine - Névrosés : Hoffmann, Quincey, Edgar Poe, G. de Nerval.djvu/156

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se servent pas de la voix ; elles n’émettent pas de sons ; un éternel silence règne dans leurs royaumes… ».

« La plus âgée des trois sœurs s’appelle Mater Lachrymarum, ou Notre-Dame des Larmes. C’est elle qui, nuit et jour, divague et gémit, invoquant des visages évanouis. C’est elle qui était dans Rama, alors qu’on entendit une voix se lamenter, celle de Rachel pleurant ses enfants et ne voulant pas être consolée. Elle était aussi dans Bethléem, la nuit où l’épée d’Hérode balaya tous les innocents hors de leurs asiles… Ses yeux sont tour à tour doux et perçants, effarés et endormis, se levant souvent vers les nuages, souvent accusant les cieux. Elle porte un diadème sur sa tête. Et je sais par des souvenirs d’enfance qu’elle peut voyager sur les vents quand elle entend le sanglot des litanies ou le tonnerre de l’orgue, ou quand elle contemple les éboulements des nuages d’été. Cette sœur aînée porte à sa ceinture des clefs plus puissantes que les clefs papales, avec lesquelles elle ouvre toutes les chaumières et tous les palais… C’est à l’aide de ces clefs que Notre-Dame des Larmes se glisse, fantôme ténébreux, dans les chambres des hommes qui ne dorment pas, des femmes qui ne dorment pas, des enfants qui ne dorment pas, depuis le Gange jusqu’au Nil, depuis le Nil jusqu’au Mississipi. Et comme elle est née la première et qu’elle possède l’empire le plus vaste, nous l’honorerons du titre de Madone. »

On aura reconnu dans ce qui précède une réminiscence du grand chagrin de son enfance et des visions douloureuses qui l’obsédèrent à la mort de sa sœur préférée. Le paragraphe suivant est une allusion non moins transparente aux deux pauvres idiotes dont le sort cruel lui révéla l’existence des « parias » de toute espèce pour lesquels les sociétés humaines se montrent si dures.