Page:Bataille - Théâtre complet, Tome 2, 1922.djvu/309

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GEORGES, numérotant.

Cinquante, cinquante-deux… Bon ! où est le cinquante et un ?

(Les cordes pincées de la guitare sonnent une à une dans le vide… Chacun est à sa pensée.)
ISABELLE, à elle-même.

Comme ils doivent se comprendre dans le silence !… (Haut.) C’est décidément une femme charmante que cette Odette.

GEORGES, continuant de numéroter.

On est sûr de la trouver là, au moment où on en a besoin. Ah ! c’est la vraie amie ! l’amie des mauvaises heures… Cent vingt-deux, cent vingt-trois…

ISABELLE, à part.

Elle se met derrière moi, pour que je ne puisse pas la voir. Il y a la glace, ma petite ! (Elle saisit nerveusement un miroir à portée de sa main.) Elle tousse. Est-ce bête !

GEORGES.

Victor vaut mieux. (Comme personne ne répond, Georges lève la tête et contemple la scène. À part, entre les dents.) — Bigre ! Le silence est tendu. Il y aura de l’ora-a-ge ! (Haut.) Je me demande si je dois laisser subsister cette phrase qui ne me paraît pas bien académique pour moi, mais si humaine, pourtant, si humaine !… (D’une voix grave et profonde.) Qui me dira pourquoi, au théâtre, dans les silences solennels, les acteurs boutonnent le dernier bouton de leur redingote ?

(Et après avoir mesuré d’un nouveau coup d’œil la scène et les deux femmes immobiles, d’un geste large, il boutonne son veston, avec une joie féroce et solitaire.)
ISABELLE, tout à coup.

C’est charmant !

GEORGES.

N’est-ce pas ? (À part.) Il y aura de l’ora-age !…

(Il referme un tiroir. La guitare égrène toujours ses notes fausses.)