Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique, 1820, T09.djvu/526

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
516
LUCRÈCE.

Ce qui m’empêche de me prévaloir de ce témoignage, est que Lambin se connaissait peu en délicatesse sur ce chapitre ; car nous regarderions aujourd’hui comme quelque chose de très-grossier les expressions qui seraient semblables à celles qu’il cite. L’un des exemples de Pindare contenus dans les paroles que j’ai copiées, répond à cette expression française, ils voulaient lui ôter la fleur de sa virginité. Les exemples qu’il cite d’Homère[1] sont pour la plupart aussi forts que les expressions de copulation charnelle, et de cohabitation, que les notaires de village n’oseraient presque plus insérer dans les contrats de mariage, comme on faisait autrefois. Il nous allègue encore ces mots d’Horace, Inachiam ter nocte potes, où, dit-il, verbum in quo turpitudo et obscœnitas inest tacetur : mais encore que deux poëtes, natifs de Vire en Normandie[2], aient usé de la même suppression qu’Horace, en traduisant ces paroles, leur traduction ne laisse pas d’être sale. Je laisse à dire que l’ode dont Lambin a pris cet exemple d’une si honnête conduite, fournit un exemple tout contraire peu après.

Inachiâ langues minùs, ac me.
Inachiam ter nocte potes : mihi semper ad unum
Mollis opus : pereat malè, quæ te
Lesbia, quæranti taurum, monstravit inertem !
Cùm mihi Cous adesset Amyntas,
Cujus in indomito constantior inguine nervus,
Quàm nova collibus arbor inhæret[3].


Ne nous fions donc point à Lambin, il n’est point juge compétent : ce qu’il appelle expressions chastes et honnêtes ne se souffre point aujourd’hui dans les pièces de poésie galante, dans un ouvrage de bel esprit, dans un sermon, dans une harangue. Il n’y a que des physiciens, ou des avocats, ou ceux qui font des relations historiques, ou un dictionnaire, etc., qui les puissent louablement employer.

Finissons par le bel éloge qu’un excellent commentateur de Lucrèce vient de lui donner. Rien ne prouve mieux ce que je viens d’affirmer dans le texte de cette remarque. Huic calumniæ ita profligatæ succedit alia elatior aspectu, et voce truculentior ; clamitans vesanum esse, immodestum, impium, voluptatis magistrum, omni denique spurcitie, quæ decet porcum ex Epicuri grege, inquinatum : Ego verò numquàm animum, meum inducere potui ut credam, Pomponii Attici, castissimi viri familiarem utriusque Ciceronis delicias, et eximium suæ ætatis ornamentum, tot vitiis (de impietate aptior erit dicendi locus) fœdatum. Testes igitur quæro, sed nullibi inveniam ; scripta evolvo, at in illis omnia longè dissimilia, multa adversùs metum fortiter, intemperantiam severè, libidinem castè disputantur, quæ hortari ad virtutes, ab avaritiâ, ambitione, luxuriâ possint deterrere plurima : et qui ad illius præcepta vitam moresque componit, illum privati habebunt integerimum amicum, civem respublica[4].

Le jésuite Possevin, tout rempli qu’il est de scrupules, et quelque soin qu’il ait pris de recommander que l’on ne fasse pas lire aux étudians certains endroits de Lucrèce[5], ne laisse pas d’être d’avis qu’on leur montre les beaux préceptes de morale qui sont dans ce poëte, sur le mépris de la mort, sur la fuite de l’amour, et sur les moyens de réfréner les passions, et d’acquérir la tranquillité de l’âme. Non negaverim perlegi posse in Lucretio quæ de morte contemnendâ, de amore fugiendo, de coërcendis cupiditatibus, de sedandis animarum motibus, de mentis tranquillitate comparandâ … disputat[6].

(H) Il eût reconnu peut-être un je ne sais quoi qui se plaît à chagriner les petites conditions, mais peut-être aussi qu’il eût rejeté cette hypothèse. ] Il y a très-peu de gens qui n’aient pris garde que l’on se plaint que l’infirmité et la mort s’attachent plus ordinairement aux personnes chères, qu’aux personnes indifférentes ou

  1. Εὐνῇ δ’ οὔποτ’ ἔμικτο.
    Lecto cum eâ nunquàm commiscebatur.
    (Odys. ch. 1er. v. 433.)
    .....μίγη φιλότητι καὶ εὐνῇ.
    ....Cum eo lectum habuit communem.
    (Ili. ch. VI. v. 25.)

  2. Robert et Antoine le Chevalier d’Agneaux, frères.
  3. Horat. Epod. XII.
  4. Thomas Creech, in præfatione Lucretii Oxonii editi è Theatro Sheldoniano, 1695, in-8o.
  5. Possevin. Bibliotheca selecta, tom. II, lib. XVII, cap. XXIII, pag. 432.
  6. Idem, ibid. pag. 433.