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LUCRÈCE.

dont les meilleurs dialecticiens se peuvent servir. Rien ne leur défend de se servir de l’enthymème, qui est un syllogisme mutilé, ou de la majeure, ou de la mineure. On l’emploie sur les bancs encore aujourd’hui, sans que les plus grands esclaves des formalités de la dispute y trouvent rien à redire, pourvu que la proposition sous-entendue soit telle qu’il faut, mais quelles huées ne feraient-ils pas si elle était défectueuse comme celle dont il est ici question ? Développons-en le paralogisme.

Épicure et Lucrèce supposent que la mort est une chose qui ne nous concerne pas, et à laquelle nous n’avons aucun intérêt. Ils concluent cela de ce qu’ils supposent que l’âme est mortelle, et par conséquent que l’homme ne sent plus rien après la séparation du corps et de l’âme.

Nil igitur mors est, ad nos neque pertinet hilum,
Quandòquidem natura animi mortalis habetur :
Et velut anteacto nil tempore sensimus ægri,
Ad confligendum venientibus undique Pœnis ;
Omnia cum belli trepido concussa tumultu,
Horrida contremuêre sub aliis ætheris auris ;
In dubioque fuit sub utrorum regna cadendum
Omnibus humanis esset, terrâque marique :
Sic ubi non erimus, cùm corporis, atque animaî
Discidium fuerit, quibus è sumus uniter apti,
Scilicet haud nobis quidquàm, qui non erimus tùm
Accidere omninò poterit, sensumque movere :
Non si terra mari miscebitur, et mare cœlo[1].


Ils ont raison de dire que rien de tout ce qui peut arriver à l’homme lorsqu’il ne sent plus ne le concerne ; car c’est toute la même chose à l’égard de la statue de Socrate, de la mettre en pièces, ou de briser la statue de César. Puis donc que la rupture de la statue de César n’intéresse en rien la statue de Socrate, celle-ci n’a nul intérêt à sa propre destruction : elle n’en voit rien, elle n’en sent rien, non plus que si l’on brûlait un arbre sous le pôle méridional. Mais ils ne laissent pas de donner dans le sophisme par deux endroits. Ils ne peuvent point nier que la mort n’arrive pendant que l’homme est doué encore de sentiment. C’est donc une chose qui concerne l’homme, et de ce que les parties séparées ne sentent plus, ils ont eu tort d’inférer que l’accident qui les sépare est insensible[2]. Voilà donc leur première inconséquence ; ils ont conclu des parties séparées à la séparation même : celle-ci pouvant être douloureuse, et accompagnée de mille sortes de sentimens importuns, est un mal qui appartient proprement et réellement à l’homme, et cela en vertu même de leur principe, que si les morts n’ont nul intérêt à leur état, c’est à cause qu’ils ne sentent rien. Le second défaut du raisonnement de ces philosophes est qu’ils supposent que l’homme ne craint la mort que parce qu’il se figure qu’elle est suivie d’un grand malheur positif. Ils se trompent, et ils n’apportent aucun remède à ceux qui regardent comme un grand mal la simple perte de la vie. L’amour de la vie est tellement enraciné dans le cœur de l’homme, que c’est un signe qu’elle est considérée comme un très-grand bien ; d’où il s’ensuit que de cela seul que la mort enlève ce bien, elle est redoutée comme un très-grand mal. À quoi sert de dire contre cette crainte : vous ne sentirez rien après votre mort ? Ne vous repondra-t-on pas aussitôt, c’est bien assez que je sois privé de la vie que j’aime tant ; et si l’union de mon corps et de mon âme est un état qui m’appartient, et que je souhaite ardemment de conserver, vous ne pouvez pas prétendre que la mort qui rompt cette union est une chose qui ne me regarde pas. Concluons que l’argument d’Épicure et de Lucrèce n’était pas bien arrangé, et qu’il ne pouvait servir que contre la peur des peines de l’autre monde. Il y a une autre sorte de peur qu’ils devaient combattre ; c’est celle de la privation des douceurs de cette vie. Ils eussent pu dire qu’à tout prendre l’insensibilité des morts est un gain

  1. Lucret., lib. III, vs. 842, pag. 172.
  2. Epicurus… negavit mortem ad nos pertinere ; quod enim dissolvitur, inquit, sensu caret, et quod sensu caret nihil ad nos. Dissolvitur autem et caret sensu non ipsa mors, sed homo qui eam patitur. At ille ei dedit passionem cujus est actio. Quòd si hominis est pati mortem, dissolutionem corporis et peremptionem sensùs, quàm ineptum, ut tanta vis ad hominem non pertinere dicatur ? Tertull., de Animâ.