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SARA.

appelé frère[1], et qu’un petit-fils est quelquefois nommé fils : cela, dis-je, ne sert de rien en cet endroit, parce que les circonstances veulent qu’Abraham n’ait pris les mots que dans leur signification la plus propre ; faute de quoi il eût dû passer pour un homme qui voulait faire illusion à Abimélec.

II. De plus, à quoi lui pouvait servir cette distinction, fille de mon père, fille de ma mère, si dans le fond il n’avait voulu signifier sinon qu’il était oncle de Sara ? Posez le cas qu’il ait pu traiter de sœur celle qui n’était que sa nièce, à quoi songe-t-il de remarquer que sa mère n’était point l’aïeule de cette nièce ? C’est, dira-t-on, qu’il voulait représenter ingénument le degré de sa parenté à l’égard de Sara. Mais pourquoi donc se sert-il du mot de fille dans une signification ambiguë ? que ne l’emploie-t-il dans son véritable sens, comme je suppose qu’il fait ? Outre que l’ingénuité dont on parle serait fort à contre-temps, elle affaiblirait l’apologie du patriarche ; car elle ferait paraître moins forts les liens de la parenté. Si l’on m’objecte que dans ma supposition cette même ingénuité affaiblit l’apologie plus qu’elle ne la renforce, je donnerai une raison pourquoi Abraham déclara que Sara n’était point sa sœur utérine. On mettait de la différence entre le mariage d’un homme avec sa sœur de père et de mère, et le mariage d’un homme avec sa demi-sœur. Les Athéniens, qui permettaient d’épouser sa sœur de père, défendaient d’épouser sa sœur utérine[2]. Solon en avait ainsi décidé. Au contraire, Lycurgue permit aux Lacédémoniens d’épouser la sœur utérine, et leur défendit d’épouser la sœur de père [3]. Quelques-uns ont dit que comme la communauté de sang est plus certaine entre un frère et une sœur utérine qu’entre un frère et une sœur de père, la permission de Solon a été, généralement parlant, moins odieuse [4] que la permission de Lycurgue. Dira-t-on après cela que dans ma supposition Abraham eût dit sans nécessité qu’il n’était point le frère utérin de sa femme, comme dans la supposition contraire il aurait dit tout-à-fait inutilement que sa mère n’était point l’aïeule de Sara ?

III. Ajoutez que si Abraham n’a voulu dire autre chose si ce n’est que son père Tharé était l’aïeul de Sara, il a pris les termes de père et de sœur dans une signification étendue et moins propre. Pourquoi donc a-t-il déclaré que sa mère n’était point la mère de Sara ? ne l’était-elle point au sens qu’il prenait le mot de père, par rapport à Tharé ; c’est-à-dire n’était-elle point l’aïeule de Sara ? On croit se tirer de cette grande difficulté en supposant qu’Haran était le père de Sara, et qu’il n’était point frère utérin d’Abraham. On donne donc deux femmes à Tharé, et l’on suppose qu’il eut Haran de l’une, et Abraham de l’autre. Par conséquent si Sara était fille d’Haran, son aïeul était le père d’Abraham ; mais son aïeule était différente de la mère d’Abraham. Je réponds que tout cela tombe par terre dès que l’on suppose que ce patriarche se sert des mots sœur et fille dans une signification étendue ; car sur ce pied-là il est certain que la mère d’Abraham est la grand’mère des enfans d’Haran, soit qu’elle ait engendré Haran, soit qu’elle ait été seulement la femme de celui qui l’engendra. Dès que vous quittez la signification propre et rigoureuse des termes qui désignent la parenté, et que vous suivez l’usage qui s’observe dans les familles, le mot de mère convient aux femmes par rapport à tous les enfans de leurs maris, et par conséquent celui de grand’mère leur convient par rapport à tous les enfans de leurs maris : de sorte que si Abraham avait pris les termes dans la signification étendue que le style de

  1. Loth, neveu d’Abraham, est nommé son frère, Genèse, XIV, 16 ; mais cet exemple ne sert de rien à ceux qui supposent que Sara était sœur de Loth ; car le titre de frère en ce cas-là serait plutôt donné à Loth, comme beau-frère, que comme neveu.
  2. Voyez-en les preuves dans Muret, lib. XV, cap. V, Variar. Lect. ; et dans Gebbardus, in Corn. Nepotem, Vit. Cimonis. Consultez l’article de Cimon, tom. V, pag. 192, remarque (D).
  3. Voyez les mêmes auteurs.
  4. Filia patris (soror non uterina) jure conjungebatur Noachidi, quoniam inter gentes ratio consanguinitatis paternæ non habebatur. Jarchius, apud Heidegg. Hist. Patriarch., tom. II, pag. 78.