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ABDÈRE.

taient du théâtre avec la fièvre, et, comme ils avaient l’imagination tout imprimée de la tragédie, les rêveries que la fièvre leur causa ne faisaient que leur représenter Andromède, Persée, Méduse et ce qui s’ensuit, et réveillaient de telle sorte les idées de ces objets et du plaisir de la représentation, qu’ils ne pouvaient s’empêcher de réciter et d’actionner à l’imitation d’Archélaüs. Je pense que les premiers qui donnèrent cette comédie dans les rues, après que leur fièvre continue fut passée, gâtèrent plusieurs autres convalescens. Les dispositions étaient favorables alors aux progrès de cette contagion. L’esprit est sujet aux maladies épidémiques tout comme le corps ; il n’y a qu’à commencer sous de favorables auspices et lorsque la matière est bien préparée. Qu’il s’élève alors un hérésiarque ou un fanatique dont l’imagination contagieuse et les passions véhémentes sachent bien se faire valoir, ils infatueront en peu de temps tout un pays, ou, pour le moins, un grand nombre de personnes. En d’autres lieux ou en d’autres temps, ils ne sauraient gagner trois disciples. Voyez-moi ces filles de Milet qui furent pendant quelque temps si dégoûtées du monde, qu’on ne put les guérir de la fantaisie de se tuer qu’en menacant d’exposer nues aux yeux du public celles qui se tueraient[1]. Le remède seul témoigne que leur passion n’était qu’une maladie d’esprit, où le raisonnement n’avait nulle part. On vit à Lyon quelque chose de semblable, vers la fin du quinzième siècle[2]. La différence qui va entre ces maladies et la peste ou la petite vérole, c’est que celles-ci sont incomparablement plus fréquentes. Je croirais volontiers que le ravage que le comédien Archélaüs et le soleil firent dans l’esprit des Abdérites[3] est moins une marque de stupidité que de vivacité ; mais c’était toujours une marque de faiblesse ; et je m’en rapporte à ceux qui ont observé quelles gens étaient les plus ébranlés de la représentation d’une pièce de théâtre. Quos (terrores ou errores ) auxerunt poetæ ; frequens enim consessus theatri, in quo sunt mulierculæ et pueri, movetur audiens tam grande carmen :

Adsum atque advenio Acherunte vix via alta atque ardua,
Per speluncas saxis structas asperis, pendentibus,
Maximis, ubi rigida constat crassa caligo inferùm[4].

(I) M. Moréri rapporte très-mal ce fait[5]. ] Il n’est pas vrai que les Abdérites mourussent sur les théâtres, ni que la maladie qu’ils eurent alors ait donné lieu au proverbe, abderitica mens. On mettrait bien en peine les gens, si on les obligeait de prouver qu’il y a eu autrefois un tel proverbe : il ne suflirait pas de soutenir que les Abdérites passaient communément pour des sots : il faudrait montrer qu’on se servait des propres termes, abderitica mens, pour signifier cette opinion genérale ; or il est sûr qu’Érasme n’a cité personne qui ait employé ces termes. Mais laissons cet incident ; abandonnons même comme fausse la réflexion que voici : c’est qu’une chose aussi passagère que le fut cette maladie des Abdérites, de laquelle Lucien est le seul qui ait parlé, et encore ne l’a-t-il fait que pour en former l’exorde d’une dissertation ; c’est, dis-je, qu’un fait comme celui-là ne semble pas pouvoir donner lieu à un proverbe qui diffame éternellement tout un peuple ; car si l’on me dit, par exemple, que le serò sapiunt Phryges pouvait n’avoir été fondé que sur une seule faute des Phrygiens, je donnerai d’abord une bonne différence, puis qu’il est certain que, dès que la chose eut été tournée en proverbe, on ne l’appliquait pas aux Phrygiens plus qu’à une autre nation, au lieu que les reproches qu’on faisait aux Abdérites les regardaient littéralement et continuellement, et de la manière que ceux qu’on fait aux Normands et aux Gascons regardent ceux à qui on les fait[6]. Mais, encore un coup, traitons cela de fausse chicane, et contentons-nous de

  1. Plutarch. de Fortibus fact. mulierum.
  2. Brodæus, Miscell., lib. V., cap. XXVII.
  3. La maxime ordinaire des philosophes, sol et homo generant hominem, était ici véritable d’une façon spéciale.
  4. Cicero, Tuscul, lib. I, cap. XVI.
  5. Il a commis bien d’autres fautes. Voyez les remarques (A), (C) et (E).
  6. Il est sûr que les proverbes qui attaquent la Normandie et la Gascogne sont fondées sur des défauts permanens et d’habitude, qui passent de génération en génération.