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ABEL.

après Caïn. Reconnaissons pourtant qu’il est très-probable que Caïn naquit l’an premier du monde, et qu’Abel naquit l’année d’après. La révélation de Méthodius est une pièce apocryphe et une chimère. On a dit[1] qu’il lui fut révélé d’en-haut, pendant sa prison pour la foi, qu’Adam et Ève sortirent vierges du Paradis ; qu’ils demeurèrent en cet état quinze années consécutives, entièrement occupés à pleurer leur chute ; qu’au bout de ce terme ils engendrèrent un fils et une fille tout à la fois, savoir Caïn et Calmana ; qu’ensuite ils se remirent dans la continence pendant quinze autres années, après quoi ils engendrèrent un fils et une fille, comme la première fois, savoir Abel et Delbora ; et qu’en l’an 130 d’Adam arriva le meurtre d’Abel par Caïn, ce qui jeta Adam et Ève dans un deuil qui dura cent ans, après quoi ils engendrèrent Seth. Les habitans de l’île de Ceylan prétendent que le lac salé qui est sur la montagne de Colombo est l’amas des larmes qu’Ève répandit cent ans entiers sur la mort d’Abel[2]. Les rabbins veulent qu’Adam ait pleuré cette même mort cent ans durant dans la vallée des Larmes auprès d’Hébron, sans aucun commerce charnel avec sa femme [3], ce qui aurait peut-être duré plus long-temps, si un ange ne l’eût averti de la part de Dieu qu’il eût à s’approcher d’Ève, puisque le Messie ne voulait pas descendre de Caïn. Pures chimères ; le monde n’avait pas alors besoin d’un tel deuil : il demandait, au contraire, qu’on se consolât bientôt par la réparation de la brèche ; de sorte qu’il est très-probable qu’Adam et Ève adoucirent promptement leur ennui par la consolation réciproque de se donner un nouveau fils à la place de celui que Caïn leur avait tué. Cependant on ne saurait croire combien cette fable de la longue séparation d’Adam et d’Ève, quant au lit, a été prônée. Nous en parlerons dans l’article de Lamech.

(C) En quelle année du monde il fut tué par son frère. ] On trouve probable que ce meurtre fut commis la même année que Seth vint au monde, c’est-à-dire, la 130e. d’Adam : on le trouve, dis-je, probable, quand on songe qu’Ève, donnant le nom de Seth à un fils dont elle était accouchée, se sert de cette raison, car Dieu m’a donné une autre lignée au lieu d’Abel que Caïn a tué[4]. Mais il faut tomber d’accord que cela est beaucoup plus propre à prouver que Seth fut le premier fils qu’Ève mit au monde depuis la mort d’Abel qu’à prouver que cette mort ait été bientôt suivie de la naissance de Seth. Saint Augustin ne veut pas même accorder à Seth le droit d’aînesse sur tous les enfans qu’Adam et Ève ont engendrés depuis le meurtre d’Abel. Il explique les paroles d’Ève, non pas d’un remplacement de fils, mais d’un remplacement de vertu, c’est-à-dire, que Seth fut considéré comme celui qui succéderait à la piété et à la sainteté d’Abel. Potuit Adam divinitùs admonitus dicere posteà quàm Seth natus est, suscitavit enim mihi Deus semen aliud pro Abel[5] ; quandò talis erat futurus qui impleret ejus sanctitatem [6]. Il est sûr que tout ceci n’est que matière à conjectures, et que, si les paroles d’Ève, rapportées ci-dessus, laissaient à nos réflexions toute leur liberté naturelle, nous ferions remonter bien haut le meurtre d’Abel ; car voici à quoi la lumière naturelle nous conduit. Caïn et Abel firent leurs offrandes à Dieu dès que la récolte de l’un et la bergerie de l’autre leur en fournirent les moyens ; ils s’aperçurent dès la première fois[7] que Dieu mettait de la différence entre leurs présens ; le dépit de Caïn le précipita peu après dans le dessein de tuer son frère. Il le tua donc avant l’âge de soixante ans, car ce fut l’an 50 du monde, à ce que dit Eusèbe, qu’Adam assigna à ses deux fils le genre de vie qu’ils auraient à suivre. Ce n’était pas s’en aviser tard, dit-on, puisqu’en ce temps-

  1. Auctor. Historiæ Scholast. in Hist. Libri Genes., cap. XXV, apud Pererium, in Genes., cap. IV, v. 1.
  2. Voyez Chevreau, Histoire du monde, tom. IV, pag. 255, édition de Hollande, en 1687.
  3. Apud Salian. tom. I, pag. 190.
  4. Genes., chap. IV, v. 25.
  5. Saint Augustin attribue à Adam ce qui ne fut dit, selon l’Écriture, que par Ève.
  6. August. de Civit. Dei, lib. XV, cap. XV.
  7. L’Écriture ne parle que d’une oblation de ces deux frères ; ainsi la supposition du P. Salian, tome I, page 185, que Caïn ne reconnut qu’à la longue et après plusieurs offrandes réitérées sa réjection et la faveur de son frère auprès de Dieu, est nulle.