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ABEL.

de l’homme : il n’est jamais tant porté à douter de la Providence que lorsque les choses n’arrivent pas selon ses souhaits. Quand elles lui sont favorables, il dissipe ses doutes : c’est qu’il s’imagine tenir un rang assez relevé dans l’univers pour ne pouvoir être méprisé par un dispensateur équitable et judicieux des biens et des maux. Estis ïo superi, ait Statius, cùm convaluisset à periculoso morbo vir eximiæ probitatis Rutilius Gallicus. At contrà, ubi quid contigerat contrà quàm æquum esse censerent, deos aut nullos esse, aut crudeles, aut injustos esse dicebant.….… Itaque in morte Tibulli Ovidius,

Cùm rapiant mala fata bonos, ignoscite fasso,
Sollicitor nullos esse putare deos.


C’est ainsi que parle l’un des meilleurs orateurs du 16e siècle[1].

(F) Se soient brouillés pour une femme. ] Eutychius, patriarche d’Alexandrie, dit, dans ses Annales[2], qu’Ève enfanta, avec Caïn, une fille nommée Azrun ; et avec Abel une fille nommée Owain ; et que le temps de marier les deux fils étant venu, Adam destina Owain à Caïn, et Azrun à Abel ; et maltraita Caïn, parce qu’il voulait sa sœur jumelle, qui était plus belle. Eutychius ajoute que, pendant que les deux frères allaient présenter leurs oblations sur une montagne, par ordre d’Adam, qui voulut qu’ils fissent cet acte de religion avant que d’épouser leurs femmes, et que le succès de leur sacrifice décidât de leur différent, Satan inspira secrètement à Cain de se défaire d’Abel, pour l’amour d’Azrun : ce qui, empêchant que son offrande ne fût agréable à Dieu, augmenta le dépit de Caïn contre son frère ; de sorte qu’ils ne furent pas plus tôt descendus de la montagne, qu’il lui donna un coup de pierre sur la tête, et le tua. La belle Azrun, que Caïn épousa après ce coup[3], et qu’il emmena avec lui dans son exil, fut donc la cause du crime de Caïn. Il est vrai qu’elle en fut la cause innocente ; mais c’est toujours vérifier ce qu’a dit un poëte latin, touchant l’antiquité des guerres suscitées pour des femmes :

Nam fuit ante Helenam cunnus teterrima belli
Causa[4].


Les archontiques[5] et les cabalistes [6] s’accordent avec cette tradition d’Eutychius. J’ai lu dans le Commentaire du père Mersenne sur la Genèse, à la page 1415 et à la 1431, qu’il y a quelques rabbins qui disent qu’Abel eut deux sœurs jumelles, et que Caïn souhaita de les épouser. Ce fut, disent-ils, la cause de la dispute. Le désir de la polygamie serait donc bien vieux. Au reste, il paraît, et par le récit du Targum, et par celui de ce patriarche d’Alexandrie, que la mort d’Abel suivit de près le sacrifice où Dieu se déclara pour lui. Cette chronologie est mille fois plus probable que la vulgaire, qui met un espace de trente ans entre l’oblation des deux frères et le fratricide de Caïn.

(G) De la manière dont se fit cet abominable fratricide. ] Nous venons de voir que ce fut avec un coup de pierre, selon quelques-uns. D’autres disent que Caïn déchira son frère à belles dents. Hebræorum nonnulli tradunt eum fuisse morsibus à Caïn dilaceratum [7]. D’autres, qu’il l’assomma avec une mâchoire d’âne : les peintres se règlent sur cette supposition. D’autres veulent qu’il se soit servi d’une fourche. Saint Chrysostome lui met en main une épée ; saint Irénée lui donne une faux ; Prudence lui donne une manière de serpe :

Frater probatæ sanctitatis æmulus
Germana curvo collo frangit sarculo[8].


Voyez Salian et Bissélius : celui-là, à la page 189 du 1er. volume de ses Annales ; celui-ci à la page 234, et à la 257 du premier tome des Illustrium Ruinarum. En tout cas, dit-on[9], Abel ne fut ni noyé, ni étranglé ; car l’Écriture témoigne qu’il périt avec effusion de sang. Quelques-uns sup-

  1. Muretus, Orat. III, vol. II.
  2. Eutychii Annales. Je me sers de la traduction de Pocochius. L’imprimeur de l’Historia Patriarch. Heideggeri, tom. I, pag. 192, a mis Procopius.
  3. Eutychius. Vide Hottinger. Historiam Orient, pag. 27.
  4. Horat., satira III, lib. I, v. 207.
  5. Héretiques dont saint Epiphane parle, hæresi XI.
  6. Heideggeri Historia Orient., pag. 191. Voyez aussi Seldenus, de Jure Nat. et Gent., lib. III, cap. II, qui cite Rabbi Eliezer in Pirke, cap. XXI.
  7. Pererius, in Genesim, lib. VII, ad v. 8 et 9, cap. IV.
  8. Prudent. in Hamartig. præf. 15.
  9. Peretius, in Genesim, cap. IV. v. 8, 9.