Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/363

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Ensuite j’ai prouvé, sans avoir besoin de le dire, que le sieur Marin avait tenu une conduite peu honnête en toute cette querelle, où il s’était immiscé sans y être appelé ; que le sieur d’Arnaud, vivement sollicité, avait trop légèrement accordé une lettre à M. Goëzman, dont il n’avait pas senti les conséquences alors, et qu’il a démentie depuis.

Que me reste-t-il à faire ? Bien prouver ce que je n’ai fait qu’avancer ; me taire sur ce que je crois avoir bien prouvé, surtout répliquer en bref à une foule de mémoires dont aucun ne répond aux miens.

Je commencerai par le vôtre, madame, dont j’aurai bientôt fait l’analyse. Si j’en retranche les injures, les mots atroce, infâme, misérable, monstre, horrible, etc., etc., etc., je l’aurai déjà resserré d’une bonne douzaine de pages. En faisant évanouir par une seule remarque cette fameuse liste de votre portière, et ces preuves victorieuses qu’elle fournit contre moi, j’en aurai gagné au moins encore une vingtaine d’autres ; cinq ou six à passer pour l’honnête éclaircissement des honnêtes motifs de l’honnête rapport que M. Goëzman a fait au parlement, de mon procès contre M. de la Blache, absolument étranger à votre défense ; sept ou huit autres pour votre naissance, votre éducation, vos mœurs, et la notice de toutes les places qu’a manquées M. Goëzman, de toutes les recommandations qui n’ont pas pu avoir de succès pour lui, les baptêmes, les billets d’enterrements de sa famille, les ouï-dire sur sa noblesse, etc. ; neuf ou dix encore pour les pièces justificatives, qui ne sont justificatives que de faits inutiles à la question, ou même absolument contraires aux choses qu’il entend prouver, etc.

Alors il nous restera quelques pages au plus sur l’affaire, et qui, loin de résoudre mes pressantes objections, ne mériteraient pas plus de réponse que le reste, si elles ne contenaient pas deux ou trois graves imputations que je ne puis feindre d’oublier sans me déshonorer entièrement, quoique la plus grave de toutes soit même étrangère à ce procès.

Mais peut-être aussi n’est-ce pas là le grand, le véritable mémoire que vous promettiez ? Quelques gens ont pensé que M. Goëzman en ferait un autre, où vous et lui seriez plus sérieusement défendus, car c’est se moquer ! mais que, ne voulant pas perdre l’honneur que celui-ci devait vous faire à tous deux, vous le donniez toujours en attendant, pour tenir le public en haleine, et de peur qu’il n’en chômât, quoiqu’on puisse le regarder, d’après mon supplément, comme un almanach de l’an passé.

Vous entamez ce chef-d’œuvre par me reprocher l’état de mes ancêtres. Hélas ! madame, il est trop vrai que le dernier de tous réunissait, à plusieurs branches de commerce, une assez grande célébrité dans l’art de l’horlogerie. Forcé de passer condamnation sur cet article, j’avoue avec douleur que rien ne peut me laver du juste reproche que vous me faites d’être le fils de mon père… Mais je m’arrête, car je le sens derrière moi qui regarde ce que j’écris, et rit en m’embrassant.

Ô vous qui me reprochez mon père, vous n’avez pas d’idée de son généreux cœur : en vérité, horlogerie à part, je n’en vois aucun contre qui je voulusse troquer. Mais je connais trop bien le prix du temps, qu’il m’apprit à mesurer, pour le perdre à relever de pareilles fadaises. Tout le aussi ne peut pas dire comme M. Goëzman :

Je suis fils d’un bailli,
Je suis Oui ;
Je ne suis pas Caron,
Je ne sNon.

Cependant, avant de prendre un dernier parti sur cet objet, je me réserve de consulter, pour savoir si je ne dois pas m’offenser de vous voir ainsi fouiller dans les archives de ma famille, et me rappeler à mon antique origine qu’on avait presque oubliée. Savez-vous bien, madame, que je prouve déjà près de vingt ans de noblesse ; que cette noblesse est bien à moi, en bon parchemin scellé du grand sceau de cire jaune ; qu’elle n’est pas comme celle de beaucoup de gens, incertaine et sur parole, et que personne n’oserait me la disputer, car j’en ai la quittance ?

Quant à l’arrêt du parlement, rendu sur l’avis de M. Goëzman, madame, usant des voies de droit ouvertes à tout citoyen, je m’étais pourvu au conseil du roi ; et mon profond respect pour la cour me tenait dans un silence modeste sur le juste espoir que j’avais de faire adopter au conseil les moyens de cassation que cet arrêt semblait offrir. Mais il suffit que vous nous ayez enfin donné les véritables motifs de l’avis de M. Goëzman, pour que tous les jurisconsultes soient actuellement persuadés, comme moi, que le conseil me rétablira bientôt dans tous mes droits. Mon seul regret alors sera de n’être pas renvoyé en révision de cause devant ces mêmes juges, que M. Goëzman induisit en erreur : car, s’il faut l’avouer ingénument, mes frayeurs, dans cette affaire, n’ont jamais tombé que sur le rapporteur ; avec tout autre, je crois fermement que j’aurais gagné ma cause d’emblée.

On sait bien qu’au rapport des procès un peu chargés d’incidents, tous les juges ne peuvent pas apporter le même degré d’attention ; que tous ne sont pas également frappés de la liaison des faits justificatifs, surtout quand elle est coupée sans cesse par le plaidoyer d’un rapporteur fort de poitrine et préoccupé de tête : de sorte qu’avec toute l’intégrité et les lumières possibles, lorsqu’un rapporteur à la voix de Stentor soutient opiniâtrément son avis, il peut arriver que les juges, fatigués d’une trop longue contention d’esprit