Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/376

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dont je l’obtiendrais à l’instant. Osez-vous en dire autant d’un seul des gens en place qui se sont servis de vous comme on se sert à l’armée, en certains cas, de certaines gens… très-bien payés ? Mais il est une délicatesse, une pudeur qu’un homme d’honneur sent mieux qu’il ne l’exprime, et qui, depuis que je suis attaqué par des méchants, m’a fait me renfermer dans le cercle étroit de mes plus chers amis. C’est moi qui, refusant toute espèce d’avances ou d’invitations, ai dit à tout le monde : Je suis accusé, je ne recevrai point à titre de grâce les témoignages publics d’une estime qui m’est due à titre de justice ; et tel qu’un noble Breton qui dépose son épée, jusqu’à ce qu’un commerce utile l’ait remis en état de s’en parer de nouveau, je ne prétends à l’estime de personne, jusqu’à ce que j’aie prouvé à tout le monde que personne ne doit rougir de m’avoir estimé.

C’est par une suite de cette délicatesse que, dès que j’ai été attaqué, je n’ai pas cru devoir remplir aucune fonction de judicature ou d’autres charges. Un homme attaqué, quand il a l’honneur d’appartenir à un corps, doit se justifier ou se retirer. Quel magistrat oserait monter au tribunal pendant qu’on est en suspens s’il est digne d’y siéger ? de quel front irait-il prononcer sur la fortune, l’honneur ou la vie des autres, quand il est lui-même courbé sous le glaive de la justice ; et s’asseoir au rang des juges, quand l’attente d’un arrêt l’a presque jeté parmi les coupables ? Il faut être reconnu intact et pur, avant d’oser paraître sous la robe ou le mortier ; et l’audace de revêtir ces marques de dignité, si révérées dans l’homme honorable, ne sert qu’à mieux faire éclater l’avilissement d’un sujet dégradé dans l’opinion publique. Le premier malheur sans doute est de rougir de soi, mais le second est d’en voir rougir les autres. Je ne sais pourquoi je vous dis toutes ces choses, que vous n’entendez seulement pas. Je me retire, moi, parce que j’ai quelque chose à perdre… Vous… vous pouvez aller partout.

À vous, M. Bertrand.

Avez-vous lu, monsieur, le long mémoire tout saupoudré d’opium et d’assa fœtida, qui court sous votre nom ? Je ne vous parle point de la diction, parce que c’est ce qui doit nous importer le moins, à vous et à moi qui ne l’avons pas écrit : je n’ai fait que l’entre-lire, parce qu’en y sent je ne sais quoi de fade, de saumâtre et de mariné, qui le rend tout à fait désagréable au goût ; mais, comme il a paru sous votre nom, je vais y répondre comme s’il était de vous. Il n’est pas toujours facile, messieurs, dans vos fournitures provençales, de distinguer la facture du vendeur de celle qu’on présente à l’acheteur : allons au fait, je suis pressé, car dans ce moment-ci la foule est aux mémoires. Que dit le vôtre ?

Madame Goëzman a donc toujours juré ses grands dieux qu’elle ne rendrait pas les quinze louis ? En vérité, vous le dites tant de fois, qu’on serait tenté de croire que c’est pour moi contre elle que vous écrivez ; du moins jusqu’à la vingt-sixième page y a-t-il peu de chose qui contrarie cette idée ; et sans la fin du mémoire, sans le fond du sac, où, la marchandise étant plus avariée, le goût marin se sent davantage, en vérité je n’aurais que des grâces à vous rendre.

Au reste, si madame Goëzman a tant dit qu’elle ne rendrait jamais ces misérables quinze louis, elle les a donc reçus : car, en termes de commerce, la banqueroute suppose toujours la recette, comme vous savez ; je tâche de parler à chacun sa langue familière, pour être entendu de tout le monde. Le fait des quinze louis une fois bien avéré, et la certitude renouvelée par vous que jamais on n’a sollicité pour moi que des audiences auprès de madame Goëzman, le reste va tout seul.

En vingt-six mots j’ai déjà répondu aux vingt-six premières pages du mémoire du sieur Dairolles Bertrand, ou Bertrand Dairolles, car il n’importe guère comment les noms s’arrangent sous ma plume, pourvu qu’on sache de qui je veux parler.

Mais qu’ils ont donc l’épiderme chatouilleux, ces messieurs ! En voici un à qui je n’ai donné qu’un petit cinglon dans une note de mon supplément, et à qui ce petit cinglon fait verser des flots de bile et répondre par quarante-quatre page d’injures.

Le sieur Marin, comme je l’ai établi dans son article, connaissant assez son Bertrand pour savoir que c’est un homme sans caractère, qui a peu de suite dans les idées, toujours aux extrêmes, enthousiaste, exalté comme un grenadier à l’assaut, ou faible comme un pleurard milicien qui voit le premier feu ; le sieur Marin, dis-je, s’était flatté qu’en l’effrayant d’un décret certain, d’une condamnation possible, il l’empêcherait de dire la vérité avec une extension qui pût compromettre M. et madame Goëzman ; et c’est ce que le sieur Marin avoua devant six témoins, chez ma sœur, le jour que M. Goëzman l’accompagna jusqu’à la porte, et qu’il lui lut sa dénonciation, à peu près comme on donne une ample instruction à son plénipotentiaire.

Il faut que Bertrand et vous ne fassiez tous, nous disait-il, que des dépositions courtes, sans parler de ces misérables quinze louis ; et avant peu j’arrangerai l’affaire.

Mais comment l’arrangera-t-il, M. Marin ? Personne n’ayant parlé des quinze louis, la fausse déclaration de le Jay, qui n’en parle pas non plus, restera dans toute sa force ; et les faits y contenus n’étant contrariés juridiquement par personne, la dénonciation faite au parlement en acquerra un nouveau prix ; et cette manœuvre était (comme dit Panurge, ou plutôt frère Jean) le joli petit coutelet avec lequel l’ami Marin entendait tout doucet-