Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/502

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je m’en vais m’en plaindre hautement à Versailles : nous verrons ce qui en résultera.

Le magistrat, qui croyait n’avoir à rendre compte à personne de son opinion au tribunal, un peu surpris du ton leste de ce seigneur, invita l’homme accrédité de ne pas perdre un moment pour s’aller venger à Versailles, et lui ferma la porte au nez.

C’est ainsi que le ridicule et la vanité sont compagnons inséparables ; ainsi la sottise et l’orgueil se tiennent toujours par la main. À la vérité, ce dernier trait ne devrait pas être employé parmi les ruses, mais parmi les rages du comte de la Blache ; mais comme il faudrait un in-folio pour les dernières, et que ce n’est pas ici mon objet, je conviens de mon tort, et je rentre un peu honteux dans le vrai plan de cette seconde partie, intitulée : les Ruses du comte de la Blache.

Après que j’eus gagné ce procès aux requêtes le l’hôtel, nous fûmes portés par appel devant la commission, à laquelle on donnait alors un autre nom.

Pendant un an mon adversaire ne fit que traîner et reculer le jugement ; mais enfin une altercation très-vive et beaucoup trop publique, entre un grand seigneur et moi, m’ayant fait imposer les arrêts dans ma maison par le ministre, et les maréchaux de France, en levant ces arrêts, m’ayant fait tirer de chez moi, d’autorité, par un officier du tribunal, pour m’y conduire, cette démarche et l’embarras du jugement élevèrent une espèce de conflit entre ces deux autorités.

Le ministre prétendit… le tribunal prétendit… mon adversaire étant duc et pair, on prétendit… et moi qui ne prétendais rien que justice, au lieu de l’obtenir, je devins, comme de raison, victime de ce conflit de hautes prétentions ; et, tant pour avoir quitté malgré moi mes arrêts que pour m’apprendre à avoir eu raison avec un duc, pendant qu’on le conduisait, lui, dans une citadelle au loin évaporer sa bile, le ministre, en vertu d’une lettre du roi, surnommée de cachet, parce qu’elle est sans cachet, signée Louis, et plus bas Phélipeaux, envoyée Sartines, présentée Buhot, acceptée Beaumarchais, je m’en souviens comme si je la lisais encore, le ministre m’invita de passer huit jours dans un appartement assez frais, garni de bonnes jalousies, fermeture excellente, enfin d’une grande sûreté contre les voleurs, et point trop chargé d’ornements superflus, au milieu d’un château joliment situé dans Paris, au bord de la Seine, appelé jadis Forum Episcopi.

Et cela parut si juste et si profitable au comte de la Blache, qu’il employa dans l’instant je ne sais quel crédit sourd du troisième ordre, qu’il avait alors, à faire prolonger ces huit jours de quelques huitaines, afin d’avoir le temps de m’accabler. Puis il se hâta, malgré mes cris, de faire juger le procès au Palais pendant mon séjour au château. Il me donnait pour un homme perdu, qu’on ne reverrait plus, et qui par là même ne méritait aucun égard : sans négliger les autres moyens à son usage. On juge bien qu’il eut peu de peine à le gagner à son tour, sur le rapport du noble conseiller Goëzman.

Alors, tant par lui-même que par cette espèce de limier de procédures, appelé Chatillon, qui le suit partout, talonnant les huissiers et les gourmandant pour les exciter au pillage, au moyen de ce qu’il nommait une poursuite combinée, il jouit du souverain bonheur de mettre mes biens en désordre, et de me faire pour quatre à cinq cents livres de frais par jour. Enfin, quand il craignit de m’avoir tant fait piller que ses intérêts en fussent compromis, il s’arrêta. L’on m’ouvrit la maison de l’évêque, et j’en sortis, me promettant bien, si jamais j’écrivais en ce procès, de ranger ce petit trait tout neuf au nombre de ceux intitulés par moi : les Ruses du comte de la Blache.

Ce malheureux procès gagné aux requêtes de l’hôtel, sur le rapport de M. Dufour, le voilà donc perdu au Palais, à celui du sieur Goëzman.

On sait le reste : on sait comment le comte de la Blache, outré de me voir palpiter encore, lorsqu’il croyait m’avoir écrasé, se joignit au rapporteur Goëzman, pour filer la noire intrigue qui devait, selon leur espoir, me donner le coup de mort, ou ce que le peuple d’Aix appelle, en son plaisant langage, Mi donna lou Mouceou Margot. On sait comment, entre autres ruses concertées, le comte de la Blache écrivit de Paris une lettre datée de Grenoble, où, se plaignant beaucoup à son ami Goëzman de ce qu’il n’avait pu me serrer la gorge, il me peignait en ces termes aussi nobles que justes :

« Il manquait peut-être à sa réputation celle du calomniateur le plus atroce. La vôtre (c’est-à-dire la réputation de M Goëzman) est trop au-dessus de pareilles atteintes pour en être alarmée. C’est le serpent qui ronge la lime (M. Goëzman était la lime). La justice qu’on vous doit servira à purger la société d’une espèce aussi venimeuse (et l’espèce venimeuse était moi). C’est dans les lois que les Beaumarchais doivent trouver la punition de leur audace, etc. »

Les Beaumarchais, comme on sait, ne trouvèrent de punition que dans le plus énorme abus de ces mêmes lois ; mais la vanité de mon ennemi n’en triompha pas moins lâchement. Et moi, plus fier qu’il n’était vain, du fond de l’abîme où son intrigue m’avait plongé, pendant qu’abusant de mon malheur il me dépouillait de tout pour un peu d’or que je ne lui devais pas, la fierté m’en faisait refuser des monceaux qu’un généreux enthousiasme offrait de toutes parts à mon courage. J’avais perdu ma fortune et mon état de citoyen ; je fuyais la persécution loin de ma patrie ; mais