Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/636

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

tifs aussi importants que ceux-ci à la brûlante malveillance.

« Agissons, je vous en conjure. J’attends vos ordres avec une impatience qui fait bouillir mon sang comme celui de saint Janvier !

« Recevez les salutations respectueuses de

« Beaumarchais. »

Du 7 au 16 août je n’eus réponse de personne : nul ministre n’avait écrit ; mais en revanche le peuple avait parlé. À la terrible journée du 10 août, les habitants du faubourg Saint-Antoine criaient dans les rues, en marchant : Comment veut-on que nous nous défendions ? nous n’avons que des piques, et pas un seul fusil ! Des agitateurs leur disaient : C’est cet infâme Beaumarchais, cet ennemi de la patrie, qui en retient soixante mille en Hollande et ne veut pas les faire venir. D’autres, par écho, répondaient : Bah ! c’est bien pis ! il a ces armes dans ses caves, et c’est pour nous massacrer tous ! Et les femmes, en hurlant, criaient : Il faut mettre le feu chez lui !

Le samedi 11 août, on vient me dire le matin que des ennemis infernaux échauffaient la tête des femmes, sur le port Saint-Paul, contre moi : et que, si cela continuait, il se pourrait bien faire que le peuple des ports vînt piller ma maison.

Je ne puis l’empêcher, leur dis-je ; et c’est ce que mes ennemis demandent. Mais qu’on en sorte au moins ce portefeuille qui contient toute ma justification : si je péris, on le retrouvera.

Ô citoyens français ! ce portefeuille renfermait les pièces que je viens d’offrir à vos regards et toutes celles qui vont suivre.

Qu’ai-je besoin de répéter sur cet événement ce qu’on a imprimé le mois d’août dernier ? J’avais fait à ma fille, pour son instruction, l’affreux détail de ce qui m’arriva : je le lui envoyai au Havre, où elle était avec sa mère ; on a gardé ma lettre onze jours à la poste : elle a été ouverte en vertu de la loi qui regarde comme exécrable le premier qui les violera : elle a été copiée, imprimée, elle court le monde : en vain voudrais-je la changer ; elle existe, et l’on me dirait que j’ai voulu depuis la rendre meilleure qu’elle n’est.

Citoyens ! je la jette ici dans mes pièces justificatives[1]. Si d’autres vous ont ennuyés par leur fâcheuse sécheresse, celle-ci n’a pas ce défaut. Mon âme y était tout entière : c’est à ma fille que j’écrivais ; ma fille, en ce moment si malheureuse à mon sujet ! Cette lecture peut n’être pas inutile à l’histoire de la révolution.

Reprenons celle des fusils. M. de Sainte-Croix avait quitté le ministère, M. Lebrun avait sa place.

Au désespoir de l’inutilité de mes soins et de mes démarches, et voyant mes dangers s’accroître, j’écris à M. de la Hogue, au Havre, de partir à l’instant pour la Haye, sans le fatal cautionnement. On jugera de ma situation en lisant ma lettre à la Hogue.

Paris, le 16 août 1792

J’ai attendu, mon cher la Hogue, jusqu’à ce jour pour vous engager de partir. Hélas ! tout mon patriotisme et mes efforts accumulés ne peuvent rien sur les événements ni sur les hommes ! Malgré mes immenses sacrifices, et les éloges que les trois comités réunis en ont faits devant vous, je ne suis aidé par personne ; et la malheureuse France, qui périt faute d’armes, n’a en honneur que moi qui veuille sincèrement qu’elle ait celles de Hollande. J’ai écrit à M. de Sainte-Croix, à Bonne-Carrère, à Vauchel, à MM. d’Abancourt, Dubouchage : je n’ai réponse de personne sur ce maudit cautionnement, que M. Durvey veut bien faire moyennant bonne sûreté. Il semble, en vérité, que les affaires de la patrie n’intéressent plus personne ici ! À qui m’adresser aujourd’hui ? Les ministres se succèdent comme dans une lanterne magique. Depuis les grands événements, M. Lajard a, dit-on, été tué ; M. d’Abancourt, arrêté ; MM. Berthier, Vauchel et autres sont en prison ; je ne sais plus où prendre ni M. Dubouchage ni M. de Sainte-Croix ! M. Lebrun, nouveau ministre des affaires étrangères, est à peine installé ; Bonne-Carrère est arrêté, le scellé sur tous ses papiers. M. Servan, hélas ! qui revient à la guerre, n’est pas encore de retour de Soissons : et l’intérim en est tenu, devinez par qui ? par Clavière, qui en outre a les contributions. Et la plus importante affaire de la France, celle des soixante mille fusils, reste là ! J’en suis suffoqué de douleur.

« Enfin, mon cher ami, partez, faisons notre devoir de citoyens ; je suis la voix qui crie dans le désert : Français ! vous avez soixante mille fusils en Zélande, vous en manquez dans l’intérieur ! Seul je me tue pour vous les procurer. » Il semble que je parle chansons, lorsque je presse tout le monde ; ou plutôt les événements qui se pressent absorbent l’attention de tous. Partez, mon cher la Hogue, et remettez la lettre du ministre à notre ambassadeur : qu’il fasse, en attendant, la réception des armes. Le misérable cautionnement partira quand j’aurai pu le faire faire ! Mais que l’ambassadeur ne fasse nulle démarche politique auprès des Hollandais que le cautionnement ne soit arrivé à la Haye, afin que, les grands coups frappés, tout soit terminé dans un jour : on forgerait là-bas d’autres difficultés, s’il y avait de l’intervalle entre l’embargo levé et le départ des armes ; elles ne peuvent partir sans le cautionnement. Ah ! pauvre France ! comme les intérêts les plus chers touchent peu tous ceux qui s’en mêlent ! si cela continue, j’aurai perdu cinq florins par fusil, pour consacrer ces armes à la France. Les ministres, les comités, m’auront fait de vains compliments sur mon désintéressement civique ; et, misérables que

  1. On la trouvera dans la correspondance.