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ses suites, comme elle intéressait le feu roi par son existence. Le compte que je venais lui rendre n’est dû qu’à Votre Majesté : il y a même des choses qui ne peuvent être confiées qu’à elle seule. Je la supplie de vouloir bien honorer de ses ordres à cet égard le plus malheureux, mais le plus soumis et le plus zélé de ses sujets.


LETTRE VI.
À M. ***.
Paris, le 26 juin 1774.

Ah ! sans doute, répondre ; et surtout à mon ami de cœur ! Crois-tu que, si j’avais le temps d’écrire, je ne donnerais pas la préférence à cinq ou six mille étrangers qui m’ont appris les cinq ou six mille manières d’écrire une félicitation, un encouragement, un éloge, et une offre d’amitié ? Toi, que je n’ai pas peur de perdre, je puis te négliger, et c’est ce que je fais bravement tous les courriers. Mais comment conserver tous mes nouveaux amis ? Quatre secrétaires n’y suffiraient pas ; sans compter l’ami Goëzman, qui vient de régaler le public d’une longue requête, dans laquelle non-seulement il ne nie pas d’avoir fait un faux baptismal, mais il prétend en faire l’apologie. Cela me remet le cœur à la plume ; car depuis quelque temps, me dorlotant sur mon blâme, j’avais même un peu laissé dormir mon procès ; j’avais même été jusqu’à refuser respectueusement du feu roi la réhabilitation de ton ami, en le suppliant de ne récompenser mes services que par la grâce de me permettre de solliciter sa justice dans une requête en cassation.

Les choses en étaient là quand le diable, qui berce ma vie, m’a enlevé mon protecteur et mon maître. Revenu de toutes les fausses impressions qu’on lui avait données de moi, il m’avait promis justice et bienveillance : tout est fondu ; et de sept cent quatre-vingts lieues faites en six semaines pour son service, il ne me reste que les jambes enflées et la bourse aplatie. Un autre s’en pendrait : mais comme cette ressource ne me manquera pas, je la garde pour la fin ; et, en attendant que je dise mon dernier mot là-dessus, je m’occupe à voir lequel, du diable ou de moi, mettra le plus d’obstination, lui à me faire choir, et moi à me ramasser : c’est à quoi j’emploie ma tête carrée.

Mais, à ton tour, dis-moi, cœur pointu, ce que tu penserais de moi, si, ayant mis dans cette tête de prouver à Louis XVI qu’il n’a pas un sujet plus zélé que ton ami le blâmé, je t’apprends quelque jour que, le 26 juin 1774, je suis parti pour un nouveau voyage dans un nouveau pays, honoré de la confiance du nouveau maître ; que les difficultés de tous genres, qui ne m’ont jamais arrêté sur rien, ne rendent mon zèle que plus ardent, et que j’ai réussi à prouver en effet que je n’étais pas aussi digne de blâme qu’il a plu au parlement de l’imprimer ? — Mais à quoi m’amusé-je ici ? Mes chevaux de poste sont arrivés ; et si je ne tournais pas le dos à Bayonne, d’honneur je te porterais ma lettre moi-même : j’irais renouveler connaissance avec M. Varnier, dont le caractère, l’esprit et le sens exquis m’avaient frappé à Madrid, au point que j’aurais désiré qu’il voulût bien accepter ma maison et mon amitié ; j’irais embrasser cette madame de Montpellier, qui fait, dit-on, le charme de toute sa société ; j’irais embrasser avec joie mon vieux ami Datilly.

As-tu compris quelque chose à mon amphigouri de destinée ? as-tu senti renaître l’espérance pour ton malheureux proscrit d’ami, en lisant l’obscure annonce que je te fais d’un nouveau champ d’honneur à parcourir ?

Si tu te rappelles notre dernière après-midi, où réellement tu me pressurais (pour user de ton expression), promène ton imagination ; et si tu as trouvé ce que je vous contais alors à tous trois bien extraordinaire, prends ta secousse, et va beaucoup plus loin encore ; et tout ce que tu penseras n’approchera jamais de ce que je ne te dis pas. J’aime, mon ami, la noble confiance que tu as en mon courage. Répète-moi de temps en temps que tu estimes en moi cette qualité : j’ai besoin de recueillir tout ce qui m’en reste, pour m’élever jusqu’à la besogne que j’entreprends ; et l’éloge de mon ami sera ma plus douce récompense, lorsque je pourrai me rendre le témoignage que je ne suis pas resté au-dessous : c’est à quoi je vais travailler. Je serai de retour en France dans un mois ou six semaines au plus tard ; alors je pourrai ouvrir la bouche sur ce que je suis forcé de taire. Adieu.


LETTRE VII.
À M. DE SARTINES.
Calais, ce 26 juillet 1774.

Tout considéré, monsieur, j’ai pris ma route de Hollande par Calais, parce qu’on m’a fait craindre de rester cinq ou six jours en mer dans mon passage d’Harwich à Amsterdam ; je ne perdrai pas autant de temps à faire la course par terre, et je souffrirai moins. Mon passage a été rude, mais beaucoup moins que le dernier.

J’ai appris en rentrant en France les nouvelles commotions relativement au nouveau système ; j’en suis bien affligé, car j’ai bien de l’inquiétude que les moyens de rigueur ne soient pas les meilleurs de tous pour arranger les affaires, et que l’aigreur ne s’empare des esprits : il eût été fort à souhaiter qu’on eût pu les rapprocher.

Il semble qu’en arrivant de chez l’étranger on se sente l’âme plus patriotique de moitié. Notre jeune maître donne de si bonnes espérances, sa réputation est si belle chez l’étranger, que je voudrais, pour tout ce que je possède, que rien n’y pût porter la moindre atteinte !