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Le Comte chante : Réveillons-la, et s’avance vers Rosine.

Qui de vous deux, mesdames, se nomme le docteur Balordo ? (À Rosine, bas.) Je suis Lindor.

Bartholo.

Bartholo !

Rosine, à part.

Il parle de Lindor.

Le Comte.

Balordo, Barque-à-l’eau, je m’en moque comme de ça. Il s’agit seulement de savoir laquelle des deux… (À Rosine, lui montrant un papier.) Prenez cette lettre.

Bartholo.

Laquelle ! Vous voyez bien que c’est moi ! Laquelle ! Rentrez donc, Rosine ; cet homme paraît avoir du vin.

Rosine.

C’est pour cela, monsieur ; vous êtes seul. Une femme en impose quelquefois.

Bartholo.

Rentrez, rentrez ; je ne suis pas timide.



Scène XIII

LE COMTE, BARTHOLO.
Le Comte.

Oh ! je vous ai reconnu d’abord à votre signalement.

Bartholo, au comte qui serre la lettre.

Qu’est-ce que c’est donc que vous cachez là dans votre poche !

Le Comte.

Je le cache dans ma poche, pour que vous ne sachiez pas ce que c’est.

Bartholo.

Mon signalement ! Ces gens-là croient toujours parler à des soldats !

Le Comte.

Pensez-vous que ce soit une chose si difficile à faire que votre signalement ?

(Air : Ici sont venus en personne.)

Le chef branlant, la tête chauve,
Les yeux vérons, le regard fauve,
L’air farouche d’un Algonquin,
La taille lourde et déjetée,
L’épaule droite surmontée,
Le teint grenu d’un Maroquin,
Le nez fait comme un baldaquin,
La jambe potte et circonflexe,
Le ton bourru, la voix perplexe,
Tous les appétits destructeurs ;
Enfin la perle des docteurs.

Bartholo.

Qu’est-ce que cela veut dire ? Êtes-vous ici pour m’insulter ? Délogez à l’instant.

Le Comte.

Déloger ! Ah ! fi ! que c’est mal parler ! Savez-vous lire, docteur… Barbe à l’eau ?

Bartholo.

Autre question saugrenue.

Le Comte.

Oh ! que cela ne vous fasse pas de peine ; car, moi qui suis pour le moins aussi docteur que vous…

Bartholo.

Comment cela ?

Le Comte.

Est-ce que je ne suis pas le médecin des chevaux du régiment ? Voilà pourquoi l’on m’a exprès logé chez un confrère.

Bartholo.

Oser comparer un maréchal !…

Le Comte.
(Air : Vive le Vin.)

(Sans chanter.)
Non, docteur, je ne prétends pas
Que notre art obtienne le pas
Sur Hippocrate et sa brigade.
(En chantant.)
Votre savoir, mon camarade,
Est d’un succès plus général ;
Car s’il n’emporte point le mal,
Il emporte au moins le malade.

C’est-il poli ce que je vous dis là ?

Bartholo.

Il vous sied bien, manipuleur ignorant, de ravaler ainsi le premier, le plus grand et le plus utile des arts !

Le Comte.

Utile tout à fait, pour ceux qui l’exercent.

Bartholo.

Un art dont le soleil s’honore d’éclairer les succès.

Le Comte.

Et dont la terre s’empresse de couvrir les bévues.

Bartholo.

On voit bien, malappris, que vous n’êtes habitué de parler qu’à des chevaux.

Le Comte.

Parler à des chevaux ? Ah ! docteur, pour un docteur d’esprit… N’est-il pas de notoriété que le maréchal guérit toujours ses malades sans leur parler ; au lieu que le médecin parle beaucoup aux siens…

Bartholo.

Sans les guérir, n’est-ce pas ?

Le Comte.

C’est vous qui l’avez dit.

Bartholo.

Qui diable envoie ici ce maudit ivrogne ?

Le Comte.

Je crois que vous me lâchez des épigrammes, l’Amour !