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L’EXPIATRICE

t’assure que tu en as beaucoup gagné.

Mais ces paroles éveillaient dans la salle un singulier écho. Chacune, même Mme Deslandes, sentait un poids sur sa poitrine.

Après cela, les demoiselles Rastel n’avaient plus qu’à se retirer, d’autant que leur voiture était à la veille de revenir. Elles auraient aimé, dirent-elles, rendre visite au docteur Beaudette, mais il était à la ville et les deux sœurs refusèrent la proposition que leur fit Paule de les conduire à Mme Beaudette et à ses filles.

— Ce sera, promirent-elles, pour notre prochain voyage, si nous devons revenir. Aujourd’hui, nous nous contenterons d’entrer à l’église et d’y faire une petite prière, puis, nous nous sauverons au plus tôt car notre vieux papa serait trop inquiet si nous allions tarder à revenir.

Sous l’entrain voulu des paroles, Paule croyait sentir le blâme, la froideur. Vingt fois, elle eut l’idée de rétracter ses paroles ; mais quelque chose, la crainte sans doute d’accentuer sa bévue, la retenait. Sa tête se perdait un peu.

Ce fut presque un soulagement, pour elle, de voir arriver la voiture ; surtout de la voir repartir.

Mais sa journée était gâtée. Jusqu’au soir, elle garda une gêne horrible qui paralysait ses mouvements et faisait naître, en sa poitrine, d’interminables soupirs.

Puis, jour après jour, elle se remit.

Elle s’était laissé dire qu’Henri arriverait bientôt pour un séjour de deux mois à St Antoine et, comprenant que la présence du jeune homme chez lui mettrait une restriction à ses libres allées et venues, elle multipliait en attendant les visites à Marthe et à Fernande.

Or, une fin d’après-midi qu’elle songeait ainsi à arrêter, en revenant des Fonds, la voix de Marthe lui parvint distinctement, de l’intérieur. La jeune fille parlait un peu fort comme qui est outré.

— Je ne condamne pas ton opinion, disait-elle. Chacun est bien libre de juger comme il l’entend. Mais si je ne peux pas trouver moi, qu’elle est jolie…

Un murmure indistinct lui répondit.

— Mettons, reprit Marthe, que je sois la seule, dans le monde entier, à penser ainsi. Et après ? Est-ce qu’il ne m’est pas permis de juger avec mes facultés à moi ? Si tu y tiens, je t’accorderai qu’elle est belle : une belle statue ; un peu disproportionnée pour la taille, par exemple… Elle est grande comme un homme…

Encore le murmure.

— Mon Dieu, reprenait la même voix impatiente de Marthe, c’est bon : comme tu voudras ! En tous cas, elle n’est pas jolie. Cela, je n’en démordrai pas. Elle manque de charme, de vivacité. Mais, conclut-elle, je pense qu’au point où tu en es, il est bien inutile à moi de vouloir discuter. Après tout, pour ce que cela m’est égal…

Dans la salle à manger où Paule la retrouva, Marthe était seule. Elle se porta au-devant de son amie, lui passa son bras autour du cou et, en une de ces explosions de tendresse dont elle lui avait plus d’une fois donné le spectacle elle l’embrassa avec force. Puis elle la fit asseoir et, assez longtemps, elles causèrent de choses et d’autres. Parfois, Marthe s’exprimait avec une grande douceur, tandis qu’à d’autres moments il lui échappait des mots aigres qui témoignaient de sa précédente irritation et dont Paule éprouvait l’impression la plus pénible. Elle fut heureuse de pouvoir enfin se retirer.

À quelques pas de chez elle, elle croisa Henri qui la salua avec empressement.

— Bonjour mademoiselle ; comment allez-vous ? dit-il.

Sa voix était gaie, alerte, mais son regard abattu. Il devait être très las ou soucieux. D’ailleurs, après quelques phrases banales et en un mouvement de confiance dont elle demeura touchée, il lui avoua que ces vacances qu’il s’accordait — en les devançant d’une huitaine — ne recevaient pas une approbation générale.

— Mon père est fort mécontent de moi, dit-il. Il aurait préféré que je finisse l’année à l’hôpital. Pourtant, je suis prêt à adopter, ici, tous ceux de ses clients qu’il voudra bien me confier. Vous savez qu’on le demande jusqu’à St Appollinaire et Ste Croix. C’est beaucoup trop de fatigue pour un homme de son âge. Seulement, voilà, conclut-il avec un sourire malicieux : satisfaire tout le monde en se contentant soi-même, c’est bien le problème le plus difficile de tous ceux qui peuvent se poser à cette pauvre humanité de misère. Mieux vaut, je crois, en prendre son parti.

Et là dessus, moitié rasséréné, il prit congé d’elle.


XIX


C’en est fait. La paix nouvelle de Paule déjà est compromise ; des nuages projettent leur ombre sur son ciel qui était redevenu et, comme à Montréal il n’y a pas si longtemps, l’hostilité gronde autour de son nom.

C’est Marthe et c’est le docteur. Elle devrait dire que c’est surtout Henri…

Le jeune homme la recherche visiblement et sa conduite irrite son père. Sans hésiter, c’est à celui-ci que Paule donne raison ; mais elle voudrait bien, par exemple, connaître les motifs de cette mésestime qu’il lui témoigne, à elle… Est-ce que, par hasard, il aurait découvert la véritable identité de celui qui est venu prendre femme si loin et qu’on a convenu d’appeler Norbert Roché ? C’en a tout l’air.

Le docteur continue de visiter sa cliente et de lui prodiguer ses soins, mais ses manières, vis à vis d’elle, ont changé. C’est avec une hauteur méprisante qu’il la traite, désormais, et cette attitude impitoyable paralyse la jeune fille.

Quant à Marthe, quelles que soit ses raisons, une véritable rage la possède d’humilier sa jeune amie. Les traits blessants, les allusions envenimées qu’avec son petit air énigmatique Fernande s’applique a atténuer ont vite dégoûté Paule et elle ne retournera plus dans cette maison qui, si souvent, lui a donné l’illusion du foyer paternel.

Naturellement, elle évite également Henri,