Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 4, 1913.djvu/149

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pour une somme assez minime du reste et que je n’oserais vous offrir. Il y en a pour plus que l’argent, c’est vrai, dans sa préface, mais les poètes ne savent pas compter, voilà pourquoi ils restent toujours pauvres, « quand même », comme dit Sarah Bernhardt.

J’étais donc allé, sur l’ordre formel du maître, lire Enguerrande à l’illustre comédienne (c’était d’ailleurs bien avant la publication et, par conséquent, la préface apologétique), et la lui présenter dans le simple appareil d’un posthume qu’on vient d’arracher au sommeil. Elle l’écouta avec une attention béante et comme écarquillée, où sa sympathie pour mes essais luttait visiblement contre l’envie de crier : À la garde ! Elle habitait alors rue Fortuny cet hôtel de Badroulboudour, ouaté de tapis, de fourrures et de ces peaux d’ours symboliques que l’on vend trop souvent, au théâtre, avant que la bête soit par terre. Elle glissait et serpentait au milieu de ces pelleteries comme une couleuvre dans les tas de feuilles mortes, et cherchait ainsi à échapper à l’averse diluvienne des rimes. J’eus la sensation, à plusieurs reprises, qu’elle y avait réussi et que j’étais seul dans son atelier, avec le roi de Prusse, à jouer pour lui de la carapace de tortue orphique.

Il va sans dire qu’elle me reçut la pièce sur place, d’emblée, avec transport, pour me la jouer tout de suite et toujours, dans le monde entier, y compris Paris et ses banlieues, l’hiver, l’été, en soirée, en matinée, en médianoche, jusqu’à ce que le public lui-même criât grâce et merci, ce qui d’ailleurs, n’était pas possible. Sarah ne les reçoit pas autrement et elle les reçoit toutes. On ne connaît pas d’exemple d’un ouvrage dramatique refusé par elle,