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CENTRALISATION ET DÉCENTR.

commencement de ce siècle. Les hommes de 89 avaient renversé l’édifice ; mais ses fondements étaient restés dans l’âme même de ses destructeurs, et sur ces fondements on a pu le relever tout à coup à nouveau et le bâtir plus solidement qu’il ne l’avait jamais été.

« En 1789, les Français furent assez fiers de leur cause et d’eux-mêmes pour croire qu’ils pouvaient être égaux dans la liberté. Au milieu des institutions démocratiques, ils placèrent donc partout des institutions libres. Non-seulement ils réduisirent en poussière cette législation surannée qui divisait les hommes en castes, en corporations, en classes, et rendait leurs droits plus inégaux encore que leurs conditions, mais ils brisèrent d’un seul coup les autres lois qui avaient ôté à la nation la libre jouissance d’elle-même et avaient placé à côté de chaque Français le gouvernement pour être son précepteur, son tuteur, et, au besoin, son oppresseur. Avec le gouvernement absolu, la centralisation tomba. Mais quand cette génération vigoureuse, qui avait commencé la révolution, eut été détruite ou énervée, ainsi que cela arrive d’ordinaire à toute génération qui entame de telles entreprises ; lorsque, suivant le cours naturel des événements de cette espèce, l’amour de la liberté se fut découragé et alangui au milieu de l’anarchie et de la dictature populaire, et que la nation éperdue commença à chercher comme à tâtons son maître, le gouvernement absolu trouva pour renaître et se fonder des facilités prodigieuses que découvrit sans peine le génie de celui qui allait être tout à la fois le continuateur de la révolution et son destructeur.

« L’ancien régime avait contenu, en effet, tout un ensemble d’institutions de date moderne, qui, n’étant point hostiles à l’égalité, pouvaient facilement prendre place dans la société nouvelle, et qui pourtant offraient au despotisme des facilités singulières. On les rechercha au milieu des débris de toutes les autres et on les retrouva. Ces institutions avaient fait naître jadis des habitudes, des passions, des idées qui tendaient à tenir les hommes divisés et obéissants ; on raviva celles-ci et l’on s’en aida. On ressaisit la centralisation dans ses ruines et on la restaura ; et comme, en même temps qu’elle se relevait, tout ce qui avait pu autrefois la limiter restait détruit, des entrailles mêmes d’une nation qui venait de renverser la royauté, on vit sortir tout à coup un pouvoir plus étendu, plus détaillé, plus absolu que celui qui avait été exercé par aucun de nos rois… Le dominateur tomba, mais ce qu’il y avait de plus substantiel dans son œuvre resta debout, son gouvernement mort, son administration continua de vivre, et toutes les fois qu’on a voulu depuis abattre le pouvoir absolu, on s’est borné à placer la tête de la Liberté sur un corps servile. »

Sect. 3. — Opinion de M. Vivien.

M. Vivien, dans ses Études administratives (Paris, Guillaumin, 3e édit. 1859), dit :

« Il n’est personne qui n’accepte la centralisation, pour certains objets et dans une proportion quelconque. Sur le point seulement où elle doit s’arrêter, les opinions se partagent.

« Selon le génie des peuples, leurs mœurs, leurs traditions historiques, leur situation géographique même, la centralisation s’étend ou se resserre, et l’on s’explique aisément l’extrême développement qu’elle a pris en France. Depuis plusieurs siècles elle a été le but vers lequel la nation n’a pas cessé de se diriger. Pour se constituer, pour reculer ses frontières, pour imposer à des ennemis jaloux et puissants, la France a laissé prendre en autorité au Gouvernement ce qu’elle espérait qu’il lui rendrait en grandeur et en sécurité… La rénovation politique de 1789, loin de détruire la centralisation, imposa au Gouvernement le besoin de conserver les forces dont elle tenait le faisceau… L’Empire absorba tous les pouvoirs, et malgré de profondes modifications apportées par le gouvernement constitutionnel de 1814 à 1848, la centralisation est encore le principe fondamental de notre administration.

« La centralisation a été la source de grands biens, qui pourrait le contester ? Elle a contribué à animer la France d’un seul esprit et d’une même pensée, elle a fondé l’unité et assis sur des bases indestructibles le régime nouveau, mais elle a en même temps créé des maux funestes. Par le régime de la centralisation, l’autorité publique a vu peser sur elle une responsabilité qui, en même temps qu’elle fait remonter jusqu’à elle les bénédictions publiques dans les jours heureux, la livre, aux époques de crise et de malaise, à toutes les plaintes, aux clameurs de ceux qui souffrent et aux attaques de ceux qui exploitent ces souffrances au profit de mauvaises passions. Détournés des affaires pratiques, les esprits se tournent exclusivement vers les théories spéculatives. Le Gouvernement prend une si grande part à toutes choses, que les mécontents considèrent sa destruction comme le premier de tous les remèdes. »

D’un autre côté, cette continuelle immixtion du Gouvernement dans presque toutes les affaires a fait perdre aux citoyens l’habitude des efforts personnels. On se dérobe à toute responsabilité individuelle ; on attend d’autant plus du pouvoir central qu’on lui a concédé davantage. Le labeur de chacun se concentre dans le développement de son propre bien-être.

« Pour apprécier ces griefs, recherchons quels sont les attributs du pouvoir central et dans quelle mesure il doit en jouir… Il est évident que les relations avec l’étranger, l’armée, la flotte, les ressources financières destinées à en couvrir les dépenses, lui appartiennent nécessairement ; mais c’est à deux conditions également indispensables. D’abord le Gouvernement n’est que le mandataire de la nation et il lui doit compte de tous ses actes. Une bonne constitution établira cette responsabilité sur les bases les plus solides. Elle organisera une surveillance sévère sur la diplomatie, d’où peut sortir la paix ou la guerre ; elle prendra des mesures pour que l’armée, créée dans l’intérêt de l’ordre et de la sûreté nationale, ne devienne pas un instrument d’oppression ; elle soumettra les finances à des contrôles qui empêchent le gaspillage et la fraude ; elle fera en sorte que le Gouvernement ne puisse jamais conduire la nation par les relations avec l’étranger à la rupture des alliances, par l’abus de la force publique à la