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LA FEMME DU DOCTEUR.

position que j’occupe dans le monde. À quoi suis-je utile, Gwendoline ? À quoi suis-je bon ? Ai-je jamais rien dit de nouveau, ou pensé quelque chose d’inédit, ou fait quelque chose qui autorisât une créature humaine à me dire : Merci ! Je suis fini. Je me demande parfois si les gens de ma sorte vieillissent, — ajouta-t-il en se frappant légèrement sur la poitrine. — Durent-ils ? Vivrai-je pour écrire des mémoires pleins de cancans ou collectionner des vieilles porcelaines ? Lorsque je serai mort, Christie et Manson vendront-ils mon portrait ? et arriverai-je à une réputation posthume grâce au prix que j’ai mis à mes vins, et surtout à mon tokay, qui est le vin des fins connaisseurs ? Que suis-je appelé à devenir, Gwendoline ? Se trouvera-t-il une femme qui aura pitié de moi, qui m’épousera et qui me transformera en bon père de famille, doué de la monomanie des bêtes à cornes et du drainage ? Y a-t-il une femme au monde capable de s’intéresser à un malheureux de ma sorte ?

Il dépendait presque de Gwendoline de faire de ce discours une belle et bonne demande en mariage. Une jolie inclinaison de tête ; quelques mots doucement murmurés, par exemple : « Oh ! Roland, comment pouvez-vous parler ainsi ? Je ne puis supporter l’idée de voir des qualités comme les vôtres si complètement inutiles ; » une phrase sentimentale, féminine, bien que stéréotypée, et le tour était joué. Mais Gwendoline était beaucoup trop fière pour pratiquer aucun de ces subterfuges si souvent mis en œuvre par des mères ambitieuses. Elle pouvait bien repousser un membre du Parlement pour courir la chance de gagner un marquis, mais elle faisait ces choses d’une façon digne et altière, qui convenait par-