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LA FEMME DU DOCTEUR

qui ne s’achète qu’à ce prix scandaleux. Mais, hélas ! après elles paraît la matinée froide et grise, le frissonnement du mélancolique crépuscule, devant lesquels l’œil du prodigue se détourne avec horreur.

Roland était lamentablement fatigué de lui-même et du monde entier, sauf Isabel. La vie, qui est si courte lorsqu’on la mesure avec l’art, la science, l’ambition, la gloire ; la vie, qui finit toujours trop tôt pour un homme d’État ou un homme de guerre, qu’il meure à la fleur de l’âge comme Peel ou qu’il se couvre d’une verdeur toujours robuste et toujours nouvelle comme Palmerston ; qu’il périsse comme Wolff sur les hauteurs de Québec, ou s’éteigne doucement comme Wellington dans sa modeste retraite sur les bords de la mer ; la vie, si courte lorsqu’on la mesure sur le type héroïque, est cruellement longue lorsqu’on l’use à courir les plaisirs creux d’un oisif du monde, maître de quinze mille livres sterling de revenu. M. Émile Augier a très-plaisamment démontré que le monde est beaucoup plus petit pour l’homme riche que pour le pauvre. Le millionnaire parcourt rapidement d’immenses espaces de paysages variés, endormi dans l’angle rembourré d’un wagon de première classe, et ne s’arrête qu’une semaine environ dans les grandes villes, ennuyé jusqu’à la satiété par les cathédrales et les Walhallas, les musées et les ruines des thermes romains qui se ressemblent tous. Tandis que le voyageur plus pauvre qui parcourt pédestrement les chemins perdus dans la campagne, le bâton à la main et le sac sur le dos, découvre des centaines de coins charmants dans l’univers sans bornes et peut passer agréablement sa vie à voir la même terre dont le millionnaire, qui est sans cesse contrôlé et enregistré, ainsi que son bagage, se fatigue