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du premier, c’est de s’assujettir à des méthodes trop particulières, de vouloir juger du tout par une seule partie[NdÉ 1], de réduire la nature à de petits systèmes qui lui sont étrangers, et de ses ouvrages immenses en former arbitrairement autant d’assemblages détachés ; enfin de rendre, en multipliant les noms et les représentations, la langue de la science plus difficile que la science elle-même.

Nous sommes naturellement portés à imaginer en tout une espèce d’ordre et d’uniformité, et quand on n’examine que légèrement les ouvrages de la nature, il paraît à cette première vue qu’elle a toujours travaillé sur un même plan : comme nous ne connaissons nous-mêmes qu’une voie pour arriver à un but, nous nous persuadons que la nature fait et opère tout par les mêmes moyens et par des opérations semblables ; cette manière de penser a fait imaginer une infinité de faux rapports entre les productions naturelles : les plantes ont été comparées aux animaux, on a cru voir végéter les minéraux, leur organisation si différente, et leur mécanique si peu ressemblante a été souvent réduite à la même forme[NdÉ 2]. Le moule commun de toutes ces choses si dissemblables entre elles est moins dans la nature que dans l’esprit étroit de ceux qui l’ont mal connue, et qui savent aussi peu juger de la force d’une vérité que des justes limites d’une analogie comparée. En effet, doit-on, parce que le sang circule, assurer que la sève circule aussi ? doit-on conclure de la végétation connue des plantes à une pareille végétation dans les minéraux, du mouvement du sang à celui de la sève, de celui de la sève au mouvement du suc pétrifiant[NdÉ 3] ? n’est-ce pas porter dans la réalité des ouvrages du Créateur les abstractions de notre esprit borné, et ne lui accorder, pour ainsi dire, qu’autant d’idées que nous en avons ? Cependant on a dit, et on dit tous les jours des choses aussi peu fondées, et on bâtit des systèmes sur des faits incertains, dont l’examen n’a jamais été fait, et qui ne servent qu’à montrer le penchant qu’ont les hommes à vouloir trouver de la ressemblance dans les objets les plus différents, de la régularité où il ne règne que de la variété, et de l’ordre dans les choses qu’ils n’aperçoivent que confusément.

Car lorsque, sans s’arrêter à des connaissances superficielles dont les

  1. « Juger du tout par une partie » est précisément l’erreur dans laquelle sont tombées la plupart des méthodes dites « naturelles ». Lorsque Jussieu prend pour base de sa classification des végétaux Angiospermes, la gomopétalie ou la dialypétalie de la corolle et l’hypogynie, la périgynie ou l’épigynie des étamines, lorsque Cuvier base sa classification des animaux sur le système nerveux, Jussieu et Cuvier « jugent du tout par une partie ». Leurs méthodes pourront, sans nul doute, rendre des services, mais elles sont incapables de mettre en relief les « rapports fixes et invariables » des végétaux ou des animaux.
  2. Buffon commet ici une erreur qu’il se chargera lui-même de relever dans un autre ouvrage. Il s’étonne qu’on ait comparé les végétaux et les animaux, mais lui-même se chargera d’établir les ressemblances qui existent entre ces deux groupes d’êtres. Voyez : Comparaison des animaux et des végétaux.
  3. Nous ignorons à quel suc Buffon fait allusion sous le nom de « suc pétrifiant ».