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cette mer se soit élevée assez pour que l’eau ait pu se faire une issue ; et comme les fleuves continuent toujours à amener du sable et des terres, et qu’en même temps la quantité d’eau diminue dans les fleuves à proportion que les montagnes dont ils tirent leurs sources s’abaissent, il peut arriver par une longue suite de siècles que le Bosphore se remplisse ; mais, comme ces effets dépendent de plusieurs causes, il n’est guère possible de donner sur cela quelque chose de plus que de simples conjectures. C’est sur ce témoignage des anciens que M. de Tournefort dit, dans son Voyage du Levant, que la mer Noire, recevant les eaux d’une grande partie de l’Europe et de l’Asie, après avoir augmenté considérablement, s’ouvrit un chemin par le Bosphore, et ensuite forma la Méditerranée, ou l’augmenta si considérablement que, d’un lac qu’elle était autrefois, elle devint une grande mer, qui s’ouvrit ensuite elle-même un chemin par le détroit de Gibraltar, et que c’est probablement dans ce temps que l’île Atlantide, dont parle Platon, a été submergée. Cette opinion ne peut se soutenir, dès qu’on est assuré que c’est l’Océan qui coule dans la Méditerranée, et non pas la Méditerranée dans l’Océan ; d’ailleurs M. de Tournefort n’a pas combiné deux faits essentiels, et qu’il rapporte cependant tous deux : le premier, c’est que la mer Noire reçoit neuf ou dix fleuves, dont il n’y en a pas un qui ne lui fournisse plus d’eau que le Bosphore n’en laisse sortir ; le second, c’est que la mer Méditerranée ne reçoit pas plus d’eau par les fleuves que la mer Noire ; cependant elle est sept ou huit fois plus grande, et ce que le Bosphore lui fournit ne fait pas la dixième partie de ce qui tombe dans la mer Noire : comment veut-il que cette dixième partie de ce qui tombe dans une petite mer ait formé non seulement une grande mer, mais encore ait si fort augmenté la quantité des eaux, qu’elles aient renversé les terres à l’endroit du détroit pour aller ensuite submerger une île plus grande que l’Europe ? Il est aisé de voir que cet endroit de M. de Tournefort n’est pas assez réfléchi. La mer Méditerranée tire, au contraire, au moins dix fois plus d’eau de l’Océan qu’elle n’en tire de la mer Noire, parce que le Bosphore n’a que 800 pas de largeur dans l’endroit le plus étroit, au lieu que le détroit de Gibraltar en a plus de 5 000 dans l’endroit le plus serré, et qu’en supposant les vitesses égales dans l’un et dans l’autre détroit, celui de Gibraltar a bien plus de profondeur.

M. de Tournefort, qui plaisante sur Polybe au sujet de l’opinion que le Bosphore se remplira, et qui la traite de fausse prédiction, n’a pas fait assez d’attention aux circonstances pour prononcer, comme il le fait, sur l’impossibilité de cet événement. Cette mer, qui reçoit huit ou dix grands fleuves, dont la plupart entraînent beaucoup de terre, de sable et de limon, ne se remplit-elle pas peu à peu ? Les vents et le courant naturel des eaux vers le Bosphore ne doivent-ils pas y transporter une partie de ces terres amenées par ces fleuves ? Il est donc, au contraire, très probable que par la succession des temps le Bosphore se trouvera rempli, lorsque les fleuves qui arrivent dans la mer Noire auront beaucoup diminué : or tous les fleuves diminuent de jour en jour, parce que tous les jours les montagnes s’abaissent ; les vapeurs qui s’arrêtent autour des montagnes étant les premières sources des rivières, leur grosseur et leur quantité d’eau dépend de la quantité de ces vapeurs, qui ne peut manquer de diminuer à mesure que les montagnes diminuent de hauteur.

Cette mer reçoit à la vérité plus d’eau par les fleuves que la Méditerranée, et voici ce qu’en dit le même auteur : « Tout le monde sait que les plus grandes eaux de l’Europe tombent dans la mer Noire par le moyen du Danube, dans lequel se dégorgent les rivières de Souabe, de Franconie, de Bavière, d’Autriche, de Hongrie, de Moravie, de Carinthie, de Croatie, de Bothnie, de Servie, de Transylvanie, de Valachie ; celles de la Russie noire et de la Podolie se rendent dans la même mer par le moyen du Niester ; celles des parties méridionales et orientales de la Pologne, de la Moscovie septentrionale et du pays des Cosaques y entrent par le Niéper ou Boristhène ; le Tanaïs et le