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Nous obéimes ; mais à peine fumes nous entre les deux portes du dortoire que quatre domestiques se saisirent de nous, nous lierent les bras par derriere, nous reconduisirent dedans, et nous firent mettre à genoux devant le grand Crucifix. À la presence alors de tous nos camarades le recteur nous fit un petit sermon, après le quel il dit aux satellites qui étoient derriere nous d’executer son ordre.

J’ai alors senti pleuvoir sur mon dos sept à huit coups de corde ou de baton, que j’ai pris, comme mon sot compagnon, sans prononcer le moindre mot de plainte. D’abord qu’on m’a delié, j’ai demandé au recteur, si je pouvois écrire deux lignes au pieds du Crucifix. Il me fit d’abord porter encre et papier, et voici ce que j’ai écrit.

Je jure par ce Dieu que je n’ai jamais parlé au seminariste qu’on a trouvé dans mon lit. Mon innocence par consequent exige que je proteste, et que j’appelle de cette infame violence à Monseigneur patriarche.

Le compagnon de mon supplice signa ma protestation ; et j’ai demandé à l’assemblée s’il y avoit quelqu’un qui put dire le contraire de ce que j’avois juré par écrit. Tous les seminaristes alors d’un cri general dirent qu’on ne nous avoit jamais vus parler ensemble, et qu’on ne pouvoit pas savoir qui avoit éteint la lampe. Le recteur sortit sifflé, hué, interdit ; mais il ne nous envoya pas moins en prison au cinquieme étage du couvent, separés l’un de l’autre. Une heure après on m’a monté mon lit, et toutes mes hardes ; et à diner, et à souper tous les jours. Le quatrieme jour, j’ai vu devant moi le curé Tosello avec ordre de me conduire à Venise. Je lui ai demandé s’il étoit informé de mon affaire ; il me repondit qu’il venoit de parler avec l’autre seminariste, qu’il savoit tout, et qu’il nous croyoit innocens ; mais qu’il ne savoit qu’y faire. Le recteur, me dit il, ne veut pas avoir tort.

J’ai alors jeté bas mon accoutrement de seminariste ; m’habillant comme l’on va par Venise, et nous montames dans la gondole de M. Grimani où il étoit venu, tandis qu’on chargeoit sur un bateau mon lit, et ma mâle. Le batelier