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eut ordre du curé de porter tout au palais Grimani.

Chemin fesant il me dit que M. Grimani lui avoit ordonné, me descendant à Venise, de m’avertir que si j’osois aller au palais Grimani, les domestiques avoient ordre de me chasser.

Il m’a descendu à V aux jesuites, où je suis resté sans le sou, et ne possedant autre chose que ce que j’avois sur moi.

Je suis allé diner chez Madame Manzoni, qui rit de voir sa prophetie averée. Je suis allé après diner chez M. Rosa pour agir par les voyes juridiques contre la tyrannie. Il me promit de me porter une extrajudiciaire chez madame Orio, où je suis allé d’abord pour l’attendre, et pour m’egayer voyant la surprise de mes deux anges. Elle fut au dessus de l’expression. Ce qui m’étoit arrivé les etonna. M. Rosa vint, et me fit lire l’ecriture qu’il n’avoit pas eu le tems de faire mettre en actes de notaire. Il m’assura que je l’aurois le lendemain. Je suis allé souper avec mon frere François qui etoit en pension chez le peintre Guardi : la tyrannie l’opprimoit comme moi ; mais je l’ai assuré que je l’en delivrerois. Vers minuit je suis allé chez madame Orio au troisieme étage, où mes petites femmes sûres que je ne leur manquerois pas, m’attendoient. Pour cette nuit là, je l’avoue à ma honte, le chagrin fit du tort à l’amour, malgré les quinze jours que j’avois passés dans l’abstinence. Je me voyois dans le cas de devoir penser, et le proverbe C.... non vuol pensieri est evangelique incontestable. Le matin elles me plaignirent tout de bon ; mais je leur ai promis qu’elles me trouveroient tout different dans la nuit suivante.

Ayant passé toute la matinée dans la biblioteque de S. Marc pour n’avoir su aller, et n’ayant pas le sou, j’en suis sorti à midi pour aller diner chez madame Manzoni, lorsqu’un soldat m’approcha pour me dire d’aller parler à quelqu’un qui m’attendoit dans une gondole qu’il me montra a la à une rive de la petite place. Je lui ai repondu que la personne qui vouloit me parler n’avoit qu’à sortir : mais m’ayant dit tout bas qu’il avoit là un compagnon fait pour m’y faire aller