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par force, sans hesiter un seul moment j’y suis allé. J’abhorrois l’eclat, et la honte de la publicité. J’aurois pu resister, et on ne m’auroit pas arreté, car les soldats etoient desarmés, et une pareille façon d’arreter quelqu’un n’est pas permise à Venise. Mais je n’y ai pas pensé. Le sequere Deum s’en mêla. Je ne me sentois aucune repugnance à y aller. Outre cela il y a des momens dans lesquels l’homme meme brave, ou ne l’est pas ou ne veut pas l’être.

Je monte en gondole ; on tire le rideau, et je vois Razzetta avec un officier. Les deux soldats vont s’asseoir à la proue ; je reconnois la gondole de M. Grimani. Elle se detache du rivage, et elle s’achemine vers le lido. On ne me dit pas le mot, et je garde le même silence. Au bout d’une demie heure la gondole arrive à la petite porte du Fort S. André qui est à l’embouchure de la mer Adriatique, là le Bucentaure s’arrête quand le doge va le jour de l’Ascension epouser la mer.

La sentinelle appelle le caporal, qui nous laisse descendre.

L’officier qui m’accompagnoit me presente au Major, lui remettant une lettre. Après l’avoir lue, il ordonne à M. Zen son adjudant de me consigner au corps de garde, et de me laisser là. Un quart d’heure après je les ai vu partir, et j’ai revu l’adjudant Zen, qui me donna trois livres et demie, me disant que j’en aurois autant tous les huit jours. Cela fesoit dix sous par jour : c’etoit positivement la paye d’un soldat. Je ne me suis senti aucun mouvement de colere mais une grande indignation. Vers le soir je me suis fait acheter quelque chose à manger pour ne pas mourir d’inanition, puis étendu sur des planches j’ai passé la nuit sans dormir en compagnie de plusieurs soldats esclavons qui ne firent que chanter, manger de l’ail, fumer du tabac qui infectoit l’air, et boire du vin qu’on appelle esclavon. C’est comme de l’encre ; les esclavons seuls peuvent le boire.

Le lendemain de tres bonne heure, le major Pelodoro, c’étoit son nom, me fit monter chez lui, et me dit qu’en me fesant