Page:Charrière - Caliste ou lettres écrites de Lausanne, 1845.djvu/121

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

montrer mon frère qui, assis à la même place où nous l’avons laissé, bombarde et canonne encore la même ville ; Gibraltar, par exemple ? Cette table est la forteresse ; ou bien c’est Maëstricht qu’il s’agit de défendre. Ce babil n’aurait jamais fini, si je n’eusse prié qu’on me fît jouer. Je finissais ma partie quand mon cousin est rentré dans le salon. Il s’est approché de moi. — Faut-il, m’a-t-il dit, que ce petit étourdi ait vu en un instant ce que je n’ai su voir malgré toute mon application ! Faut-il qu’il soit venu me tirer d’une incertitude dont à présent je connais tout le prix ! Il s’assit tristement à mes côtés, n’osant s’approcher de ma fille, ne pouvant se résoudre à s’approcher de sa femme ni de Milord. — Je vous laisse croire, lui dis-je ; vous porteriez vos soupçons sur quelque autre, et ils seraient peut-être encore plus fâcheux ; car cet enfant ne me paraît pas d’une figure ni d’un esprit bien distingués. Demandez-vous pourtant s’il est bien raisonnable d’ajouter tant de foi aux observations qu’a pu faire en un demi-quart d’heure un jeune étourdi. — Cet étourdi, m’a-t-il répondu, n’a-t-il pas deviné ma femme ? Nous nous retirâmes ; je laissai mon cousin plongé dans la tristesse. Les Anglais nous ramenèrent, et Milord me pria si instamment de permettre qu’on portât leur souper chez moi, que je ne pus le refuser. Ils me racontèrent tous les mots piquants, les regards malveillants de notre parente. C’était l’explication de cette tasse de thé que le Français ne voulait pas que ma fille bût. On parla de la partie qu’on lui avait fait faire. à tout cela Cécile ne disait pas un mot ; et me tirant à part : ne nous plaignons pas, maman, me dit-elle, et ne nous moquons pas ; à sa place, j’en ferais peut-être tout autant. — Non pas, lui dis-je, comme elle par amour-propre. Le souper fut gai. Le petit lord me parut fort aise de n’avoir point de Bernois, point de Français, point de concurrents autour de lui. En s’en allant, il me dit que cette fois-ci il adopterait les mé-