Page:Charrière - Caliste ou lettres écrites de Lausanne, 1845.djvu/19

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« Le chagrin et le désir de me distraire me firent écrire les Lettres Neuchâteloises. Je venais de voir dans Sara Burgerhart[1], qu’en peignant des lieux et des mœurs que l’on connaît bien, l’on donne à des personnages fictifs une réalité précieuse. Le titre de mon petit livre fit grand’peur. On craignit d’y trouver des portraits et des anecdotes. Quand on vit que ce n’était pas cela, on prétendit n’y rien trouver d’intéressant. Mais, ne peignant personne, on peint tout le monde : cela doit être, et je n’y avais pas pensé. Quand on peint de fantaisie, mais avec vérité, un troupeau de moutons, chaque mouton y trouve son portrait ou du moins le portrait de son voisin. C’est ce qui arriva aux Neuchâtelois : ils se fâchèrent. Je voudrais pouvoir vous envoyer l’extrait que fit de mes Lettres M. le ministre Chaillet dans son journal ; il est flatteur et joli. L’on m’écrivit une lettre anonyme très fâcheuse, où l’on me dit de très bonnes bêtises. Mademoiselle *** dit que tout le monde pouvait faire un pareil livre : « Essayez, » lui dit son frère. L’on pensa que j’avais voulu peindre de mes parents ; mais cela ne leur ressemble pas du tout : c’est pour dépayser. Les Genevois me jugèrent avec plus d’esprit que tout le monde. Une femme très spirituelle, très Genevoise, dit à une autre : On dit que c’est tant bête, mais cela m’amuse. Ce mot me plut extrêmement. »


Au reste, la fâcherie des bourgeois susceptibles aida au succès que la simplicité touchante n’eût pas seule obtenu. Une seconde édition des Lettres Neuchâteloises se fit dans l’année même. On continuait d’être si piqué, que des vers gracieux et flatteurs, que l’auteur mit en tête par manière d’excuse (car madame de Charrière tournait agréablement les vers), furent mal pris et regardés comme une ironie de plus… Est-il donc si clair, disait à

  1. Roman hollandais.