Page:Charrière - Caliste ou lettres écrites de Lausanne, 1845.djvu/27

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grin seraient doubles, si elle était au fait de ce que je me reproche. Il y a certaines choses dans ma conduite qui me déplaisaient assez avant le bal, mais qui me déplaisent bien plus depuis que je souhaite qu’elle les ignore. Je souhaite surtout que son idée ne me quitte plus et me préserve de rechute. Ce serait un joli ange tutélaire, surtout si on pouvait l’intéresser.


Mademoiselle de La Prise est fiile unique d’un gentilhomme des plus nobles, issu de Bourgogne, d’une branche cadette venue dans le pays avec Philibert de Châlons, mais des plus déchus de fortune. Il a servi en France ; il s’est à peu près ruiné, et a la goutte. Sa femme, qui n’a pas l’air d’être la femme de son mari, ni la mère de sa fille, et qui l’est pourtant, a été belle, épousée pour cela sans doute, tracassière et un peu commune. Le père chérit sa fille et dévore souvent ses larmes en la regardant ; car les biens diminuent, il a fallu vendre une petite campagne au Val-de-Travers, les vignes d’Auvernier rapportent à peine, et chaque jour ses jambes continuent d’enfler. Sa pension s’éteindra avec lui ; et que sera l’avenir de cette adorable enfant ? Nous ne la connaissons encore que par Meyer ; mais elle-même va directement se révéler. Elle écrit à sa meilleure amie, Eugénie de Ville, qui est depuis un an à Marseille ; il lui échappe de raconter assez en détail ses ennuis :

« Et toi, que fais-tu ? passeras-tu ton hiver à Marseille ou à la campagne ? Songe-t-on à te marier ? As-tu appris à te passer de moi ? Pour moi, je ne sais que faire de mon cœur. Quand il m’arrive d’exprimer ce que je sens, ce que j’exige de moi ou des autres, ce que je désire, ce que je pense, personne ne m’entend ; je n’intéresse personne. Avec toi tout avait vie, et sans toi tout me semble mort. Il faut que les autres n’aient pas le même besoin que moi ; car, si l’on cherche un cœur, on trouverait le mien. »