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benjamin constant

ger le joug, éerivait-il, je l’aurais traîné encore ; mais jamais que du mépris !… Ah ! ce n’est pas l’esprit qui est une arme, c’est le caractère. J’avais bien plus d’esprit qu’elle, et elle me foulait aux pieds. — Le procès qui devait amener le divorce traîna en longueur. Le 25 mars 1793, dans son impatience d’en finir, il s’écriait : « Hymen ! Hymen ! Hymen ! quel monstre ! » Le 31 mars, six jours après, en apprenant la décision, il écrivait : « Ils sont rompus tous mes liens, ceux qui faisaient mon malheur comme ceux qui faisaient ma consolation, tous, tous ! Quelle étrange faiblesse ! depuis plus d’un an je désirais ce moment, je soupirais après l’indépendance complète ; elle est venue et je frissonne ! je suis comme attéré de la solitude qui m’entoure ; je suis effrayé de ne tenir à rien, moi qui ai tant gémi de tenir à quelque chose… » Ainsi allait ce triste cœur mobile, ainsi va le pauvre cœur humain.

Il était temps, on le voit, que la politique vînt jeter quelque variété et quelque ressource, susciter un but, même factice, à travers ces misères obscures où il se consumait. Il l’aborde du premier jour avec inconséquence ; même avant 89, il est démocrate, il rêve à dix-neuf ans la république américaine et je ne sais quel âge d’or de pureté et d’égalité au-delà des mers, tandis qu’en attendant il se ruine de toute façon à Paris, qu’il pratique de son mieux le vers de Voltaire :

Dans mon printemps j’ai hanté les vauriens.

et mène la vie d’un jeune patricien assez dissolu. Ces inconséquences sont ordinaires de tout temps ; elles l’étaient surtout à la veille de 89. Sa condition à Brunswick ne fait que le rejeter plus avant dans le mépris des grands et des cours, mais elle n’est guère propre à lui rendre cette estime sérieuse et ce respect de l’humanité qui est pourtant le fond de toute politique généreuse et libérale. Son