Page:Chateaubriand - Œuvres complètes, éd. Garnier, 1861, tome 5.djvu/492

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" En arrivant dans l’île, dit le fils d’Ulysse, je sentis un air doux qui rendait les corps lâches et paresseux, mais qui inspirait une humeur enjouée et folâtre. Je remarquai que la campagne, naturellement fertile et agréable, était presque inculte, tant les habitants étaient ennemis du travail. Je vis de tous côtés des femmes et des jeunes filles, vainement parées, qui allaient en chantant les louanges de Vénus se dévouer à son temple. La beauté, les grâces, la joie, les plaisirs, éclataient également sur leurs visages, mais les grâces y étaient affectées : on n’y voyait point une noble simplicité et une pudeur aimable, qui fait le plus grand charme de la beauté. L’air de mollesse, l’art de composer leur visage, leur parure vaine, leur démarche languissante, leurs regards qui semblent chercher ceux des hommes, leur jalousie entre elles pour allumer de grandes passions, en un mot, tout ce que je voyais dans ces femmes me semblait vil et méprisable : à force de vouloir plaire elles me dégoûtaient.

" On me conduisit au temple de la déesse : elle en a plusieurs dans cette île ; car elle est particulièrement adorée à Cythère, à Idalie et à Paphos. C’est à Cythère que je fus conduit. Le temple est tout de marbre ; c’est un parfait péristyle ; les colonnes sont d’une grosseur et d’une hauteur qui rendent cet édifice très majestueux : au-dessus de l’architrave et de la frise sont, à chaque face, de grands frontons où l’on voit en bas-relief toutes les plus agréables aventures de la déesse. A la porte du temple est sans cesse une foule de peuples qui viennent faire leurs offrandes.

" On n’égorge jamais dans l’enceinte du lieu sacré aucune victime ; on n’y brûle point, comme ailleurs, la graisse des génisses et des taureaux ; on n’y répand jamais leur sang : on présente seulement devant l’autel les bêtes qu’on offre, et on n’en peut offrir aucune qui ne soit jeune, blanche, sans défaut et sans tache : on les couvre de bandelettes de pourpre brodées d’or ; leurs cornes sont dorées et ornées de bouquets et de fleurs odoriférantes. Après qu’elles ont été présentées devant l’autel, on les renvoie dans un lieu écarté, où elles sont égorgées pour les festins des prêtres de la déesse.

" On offre aussi toutes sortes de liqueurs parfumées et du vin plus doux que le nectar. Les prêtres sont revêtus de longues robes blanches avec des ceintures d’or et des franges de même au bas de leurs robes. On brûle, nuit et jour, sur les autels, les parfums les plus exquis de l’Orient, et ils forment une espèce de nuage qui monte vers le ciel. Toutes les colonnes du temple sont ornées de festons pendants ; tous les vases qui servent aux sacrifices sont d’or : un bois sacré de myrtes environne le bâtiment. Il n’y a que de jeunes garçons et de jeunes filles d’une rare beauté qui puissent présenter les victimes aux prêtres, et qui osent allumer le feu des autels. Mais l’impudence et la dissolution déshonorent un temple si magnifique. " ( Télémaque.) - N.d.