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VIE DE CICÉRON.

faire le récit des concussions, des brigandages, des meurtres, des impudicités de Verrès, qui se vantait de pouvoir, avec le fruit de ses rapines, en acheter l’impunité. Il était appuyé du crédit des nobles, des Metellus, des Scipions, et détendu par Hortensius, qu’on appelait encore le roi du barreau.

Désespérant de corrompre son accusateur, Verrès voulut l’écarter. Un certain Cécilius, son questeur, intervint, et, revendiqua le droit de l’accuser, sous le prétexte d’être mieux instruit de ses malversations, pour en avoir été témoin, et plus intéressé à les poursuivre, pour en avoir été victime ; mais en réalité dans le but d’attirer la cause en ses mains, et de la trahir. Cicéron triompha sans peine d’un pareil rival ; et, après le gain de ce procès subsidiaire, il alla recueillir en Sicile les nombreux témoignages dont il devait s’autoriser dans l’accusation. Toutes les villes s’empressèrent de les lui fournir, excepté Syracuse et Messine, que Verrès avait gagnées, et où Cécilius, ce prétendu ennemi du préteur, était venu susciter une foule d’embarras à l’accusateur qu’on lui avait préféré. Cicéron avait demandé cent dix jours ; au bout de cinquante, il était à Rome.

L’année touchait à son terme, Hortensius, avocat de Verrès, et Q. Metellus, son ami, allaient prendre possession du consulat ; un second Métellus, de la préture. Si le procès eût été ajourné jusque là, Verrès l’aurait emporté. Déjà même un des préteurs en charge, de connivence avec lui, avait rejeté la cause aux dernières audiences, qui ne pouvaient suffire à ces longs débats. Le jour venu, Cicéron se présente, renonce à plaider, prend ses conclusions, produit les témoins, et demande le jugement. Dérouté par cette tactique, Hortensius reste muet devant l’accablante vérité des faits ; et Verrès prévient, par un exil volontaire, une condamnation certaine.

Cicéron avait préféré l’intérêt de sa cause à celui de son éloquence ; il se dédommagea de ce sacrifice, en écrivant les plaidoyers qu’il s’était d’abord proposé de prononcer, et qui sont demeurés, dit un célèbre écrivain[1], comme le chef-d’œuvre de l’éloquence judiciaire, ou plutôt comme le monument d’une illustre vengeance exercée contre le crime par la vertueuse indignation du génie. Mais cette haine ne put tenir contre le malheur ; et, si l’on en croit le témoignage de Sénèque, Verrès, abandonné de tous ses amis, et traînant dans l’exil une vie misérable, reçut quelques secours de la générosité de Cicéron, qui l’aida même ensuite à rentrer dans Rome.

À l’issue de cette grande affaire, Cicéron entra en exercice de l’édilité. C’était une dignité onéreuse. Les fonds destinés, dès les premiers temps de la république, à la célébration des jeux, étant devenus insuffisants, les édiles y devaient suppléer de leur propre bien, et se ruinaient souvent par cette dépense. On avait vu Appius dépouiller la Grèce et l’Asie de tout ce qu’elles avaient de plus précieux, pour l’ornement de ces fêtes. César voulut que le plancher d’un théâtre élevé à ses frais fût d’argent massif. Chacun de ces magistrats s’attachait à effacer les profusions de son prédécesseur. Cette rivalité fastueuse ne tenta point Cicéron. Il suivit la règle qu’il prescrivit plus tard à son frère, de faire la dépense convenable à son rang, en évitant également de nuire à son caractère par une épargne sordide, ou à sa fortune par une vaine ostentation de magnificence. Les Siciliens lui envoyèrent, pour ses jeux, des animaux de toute sorte, et, pour sa table, les meilleures productions de leur île. L’emploi qu’il fit de ces provisions valait mieux que des spectacles. Il les partagea entre les citoyens pauvres ; et cette distribution fut si considérable, qu’au rapport de Plutarque, elle fit baisser dans Rome le prix des vivres.

Il se mit, deux ans après, au rang des candidats pour la préture ; mais des troubles empêchèrent, à plusieurs reprises, l’élection des magistrats. Le tribun Gabinius avait demandé pour Pompée un pouvoir absolu sur toutes les côtes de la Méditerranée, alors infestées par les pirates ; demande qui souleva, de la part des sénateurs, une vive opposition ; et, selon Plutarque et Dion, de si violentes clameurs, qu’un corbeau qui volait au-dessus de l’assemblée tomba étourdi. La résistance du sénat fut longue et acharnée, mais sans succès ; la loi passa, soutenue par Cicéron, qui recherchait l’amitié de Pompée, et qui d’ailleurs le jugeait peu dangereux, même avec un grand pouvoir. Un autre tribun, C. Cornélius, porta ensuite contre la brigue une loi qui la frappait des peines les plus sévères. Nouvelle opposition du sénat, non moins violente que la première. On se battit dans Rome. Les consuls menacés prirent une garde ; il fallut suspendre les élections commencées ; l’assemblée fut dissoute deux fois ; deux fois Cicéron fut élu ; il le fut une troisième fois, et toujours le premier entre les huit préteurs de la ville.

Il montra dans ces fonctions une intégrité digne de l’accusateur de Verrès. C. Licinius Macer fut traduit comme concussionnaire à son tribunal, par la province d’Asie ; mais son crédit, ses richesses et l’appui de Crassus, lui avaient inspiré une telle sécurité que, le jour même du jugement, sans attendre que les juges eussent fini d’aller aux voix, il retourna chez lui, quitta le costume des accusés pour la toge blanche, et reprit le chemin du Forum. À quelques pas de sa maison, il rencontre Crassus, apprend de lui que toutes les voix l’ont condamné, rentre, se couche, et meurt. L’attention

  1. M.  Villemain.