Page:Claude Farrère - Les civilisés, 1905.djvu/102

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réservé aux vieux messieurs, aux célibataires grognons, maniaques, bêtes, chauves et branlants…

— Absolument, dit Fierce qui n’essaie pas de retenir son rire. Mais c’est une théorie ancienne que vous redites là, mademoiselle. Vous avez lu Musset ?

— À moitié. Maman jadis m’épinglait beaucoup de pages, et depuis, je n’ai jamais voulu lire ces pages-là. — J’attendrai d’être mariée.

— Cela viendra vite.

— Je n’y tiens pas, je vous prie de le croire. Je suis très heureuse aujourd’hui, et je ne pourrai certes jamais l’être davantage… »

Ils causent intimement, ils se regardent et se sourient, — sans arrière-pensée. Ils commencent une amitié. Mlle Sylva babille et se confie. Fierce écouta et n’ose pas interrompre. Mlle Sylva traite son cavalier en camarade ancien, en compatriote de race et d’âme, en presque frère de qui l’on sait la pensée, la foi, l’idéal, identiques à notre idéal, à notre pensée, à notre foi, Fierce devine l’illusion crédule de la jeune fille ; et secrètement il rougit de ne pas dissiper cette illusion. Parfois, entre deux propos, il se reproche son silence comme un mensonge. — Il voudrait être franc, — tout à fait ; — dire : « Je ne suis pas ce que vous croyez. Je n’ai rien dans le cœur ni dans la tête que vous puissiez aimer ni comprendre. Et si vous entrevoyiez mon par-dedans, je vous ferais horreur. Je suis blasé, sceptique et mécréant, je ne crois ni au bien ni au mal, ni à Dieu ni à Diable. À force d’être allé partout, je suis revenu de tout. Vous entassez en moi,