Page:Claude Farrère - Les civilisés, 1905.djvu/188

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chargée de barques, les collines sacrées d’Eyoub, invisibles tout à l’heure, découpèrent l’horizon d’un profil noble et hardi. — Ce fut un miracle : une résurrection ; une résurrection si prompte, que j’en demeurai émerveillé. — Il avait suffi d’un rayon de soleil…

Pareillement, l’amour de Sélysette Sylva, ensoleillant le cœur de Fierce, métamorphosa d’abord toute sa vie.

À dire le vrai, Fierce n’avait pas encore vécu, puisqu’il n’avait jamais joui ni souffert. C’est d’ailleurs en cette formule d’impassibilité que se résume l’effort des civilisations ; et Fierce, civilisé, avait suffisamment étiolé ses instincts primitifs pour retrancher de sa vie tout ce qui ressemblait à une émotion ; — plus de chagrin ni de joie : des plaisirs et des ennuis, ceux-ci peu différents de ceux-là. — Le cortège des frissons humains ne pénétrait plus ses moelles ; un seul, le plus puissant, le frisson de l’amour, pouvait encore l’émouvoir et le secouer.

Faible secousse, probablement : Fierce, trop cérébral, fut sans doute moins épris que n’eût été l’un des matelots de son navire. Mais il n’avait jamais senti de secousse, même faible ; et celle-ci, faute de comparaison, lui parut violente. Elle révolutionnait la monotonie écœurante de son destin : il en fut surpris et charmé. Il se complut dans cette pensée d’ailleurs inexacte que son amour ressemblait à l’amour d’un jouvenceau très innocent. Et il oublia d’être auto-psychologue, ce qu’il avait toujours été : il vécut