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au soir de la pensée

souvent sa relativité d’un jour avec l’universelle autorité du Cosmos divinisé à son profit.

Et pourtant, les plus fastueuses étiquettes de verbalisme ne conféreront point le privilège d’une personnalité durable, si l’homme qui se dit libre n’est pas en état de vivre sa liberté. Ne voyons-nous pas, bien souvent, des institutions d’identiques formules correspondre à des mœurs, à des états de mentalité très différents ?

Ce qui éclate de toutes parts, c’est que les institutions valent par leur mise en œuvre, selon les capacités intellectuelles et morales des individus. Cela paraît si naturel qu’on est étonné d’avoir à le dire. Mais tant de gens, et non des moindres, s’y sont laissé tromper que nous devons prendre acte de la méprise par laquelle on a cru de bonne foi que le progrès humain pouvait s’accomplir par décret.

En revanche, dans l’ordre de la civilisation parlée — dont je ne veux point médire outre mesure, puisqu’elle contribue, pour une part, à la formation d’une haute idéologie, d’assez notables résultats ont été obtenus. C’est la grande consolation des âges qui n’ont point donné ce qu’ils avaient promis, le refuge serein de tous les grands esprits, aussi bien que le fantôme heureux dont l’hallucination apaise l’agitation des faibles qui ont besoin d’espérer à tout prix. Des approximations mentales d’une civilisation doctrinale, vivifiée d’efforts qui ne sont pas toujours infructueux, les peuples font le plus beau de leur vie, à la condition, cependant, de l’entrecouper de retours héréditaires aux violences de l’antique sauvagerie. L’atavisme veut ce rythme, parce que l’hérédité des caractères innés devancera nécessairement, dans les profondeurs, celle des caractères acquis.

De tout cela nous sommes mis en demeure de nous accommoder, car nous ne changerons pas les lois des éléments. Je me permets donc d’inviter mes semblables à prendre leur parti de cette accommodation, comme faisait Voltaire, quand il écrivait : « Plus on pensera, moins les hommes seront malheureux. » N’avons-nous pas vu que penser, c’était reconnaître les mouvements des rapports des choses ? Et les rapports cosmiques une fois reconnus, qu’en faire, sinon s’y conformer ? Voltaire, prudent, n’a pas dit que nous en ferions du bonheur. Il nous a simplement fait entrevoir les chances d’être moins malheureux. Si j’osais enchérir