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La civilisation

tous côtés la crainte par l’éclat de ses armes, avait le décisif avantage de couper court à tous débats. Sa domination s’imposa par des pactes d’entr’aide oligarchique, en des temps de docilité populaire ou les plus simples problèmes d’équité sociale étaient décrétés d’anarchie. Mais nous en sommes venus, osons-nous dire, aux temps de la libération, d’une libération parlée, qui sera peut-être, quelque jour, une libération vécue. C’est la grande révolution qui, de l’homme gouverné, fera peut-être l’homme se gouvernant. Jusqu’ici, trop beau sujet de discours pour d’insuffisantes réalisations.

Volontaire ou non, la servitude ne peut pas être une école de liberté. L’homme de La Boétie se laisse asservir parce qu’il ne trouve pas, dans son ignorance de lui-même, les éléments d’une résolution[1]. Il ne se connaît pas, en un temps où Montaigne n’en est qu’à se chercher. Et quand il arrivera, quelque jour, à commencer de se connaître — le gouvernement de l’homme par l’homme exigeant la compréhension de soi-même et d’autrui — il lui sera demandé de réunir deux facultés qui paraissent s’exclure : l’art de céder (jusqu’à quel point ?) à des exigences d’incompréhension ; l’art de résister à d’incertaines chances de succès, pour vivre, au jour le jour, de la somme d’équivoque nécessaire aux confusions psychologiques de ceux qui doivent opiner d’une façon décisive, avec ou sans opinion.

Je me risque ici en de périlleux passages, mais je ne suis le courtisan d’aucun régime, et la critique me paraît la meilleure manifestation du zèle au service d’une idée. L’homme ne retournera pas au joug de ses anciens maîtres. Il n’y a plus de doute possible à cet égard. Peut-on dire, sans basse flatterie, qu’il soit capable de se gouverner lui-même ? C’est une question qui ne peut être résolue si simplement. De grands peuples ont tenté l’aventure, montrant la voie à l’avenir par les fautes mêmes où ils ont échoué. Loin de nous décourager, l’exemple nous porte à profiter des leçons de tous les temps. De si nobles efforts ne peuvent être perdus. Remonter à l’origine des défaillances

  1. Curieusement, on n’a jamais essayé de répondre à la question de La Boétie sur la « servitude volontaire. » On s’est tout au plus risqué à y voir un développement de rhétorique. Nous pourrions vraiment aujourd’hui aller un peu plus loin.