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préparées : ceux qui en ont pris la responsabilité les ont jugées indispensables ; il s’agissait pour l’Italie de s’émanciper, pour l’Allemagne de s’unifier, pour la Russie de reconquérir sa prépondérance en Orient. Cavour et Bismarck ne faisaient point la guerre pour le plaisir de la faire, mais pour réaliser un plan politique qu’ils ne pensaient pas pouvoir réaliser autrement. L’heure n’est plus à de si vastes ambitions ni à de pareils remaniements. L’Europe, désormais, est trop tassée et trop conservatrice pour donner carrière aux instincts d’un Bismarck ou d’un Cavour ; les armements ont pris de telles proportions qu’une grande guerre même victorieuse équivaudrait à une ruine presque certaine ; moins que jamais, les gouvernements se risqueront à la légère dans une aventure aussi aléatoire. Envisagés à la lueur de ces faits indéniables, beaucoup de problèmes perdent leur aspect inquiétant ; la série des points « inflammatoires » se restreint.

Il en est deux pourtant qui sollicitent l’attention et qui peuvent inspirer de légitimes anxiétés. Le premier est placé au centre même de l’organisme européen. Là se meurt un empire qui aurait pu exercer une action considérable sur la civilisation et qui n’a été, en somme, qu’un vaste commissariat de police. C’est l’Autriche. Ses jours sont comptés. On ne voit pas comment, avec ses deux capitales, son triple ministère, ses six chambres, ses dix-huit diètes et ses onze nationalités, cette communauté extraordinaire pourrait reprendre racine dans la vie. Mais, d’autre part, les héritiers ne sont guère pressés d’entrer en jouissance, tant ils prévoient de dissidences et de procès ; aussi s’emploient-ils de leur mieux à prolonger l’existence du moribond. Si l’on réfléchit que l’héritage autrichien déplacera le centre de gravité de l’empire d’Allemagne, libérera une moitié de la Pologne, laissera la Bohême inorganisée et la Hongrie isolée en face de ses ennemis héréditaires, on conçoit que ni les Allemands, ni les Russes, ni les Magyars, ni même les Tchèques n’aient le désir de le voir s’ouvrir. Il s’ouvrira néanmoins et peut-être plus tôt qu’on ne pense. Un robuste optimisme est nécessaire pour que l’on ose envisager avec sérénité l’éventualité d’un semblable événement.

Le second point est situé à l’Occident, hors de tout contact continental. Là viennent s’enregistrer les progrès d’un autre empire qui semble à l’apogée de la puissance et qui est, chose curieuse, aussi disséminé géographiquement que l’Autriche est compacte et aussi uni moralement qu’elle est divisée. C’est l’Empire britannique, ou, pour mieux dire — car il faut pouvoir y comprendre les États-Unis — c’est le système anglo-saxon. Ses gouvernants, à Washington comme à Londres, s’approchent d’un carrefour terrible ; de la route qu’ils choisiront dépendra ce progrès moral dont le monde a besoin pour équilibrer ses progrès matériels. Les Anglo-Saxons adhèreront-ils au nationalisme ou le rejetteront-ils ? Grave alternative ! car, s’ils y adhèrent, ils consacreront son triomphe. Or, il faut bien le reconnaître, le nationalisme est, à l’heure actuelle, le plus grand obstacle au progrès moral. Sous couleur de patriotisme, il déchaîne les