Page:Des Essarts - Les Voyages de l’esprit, 1869.djvu/81

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Il vous faudrait un génie conforme au sien pour toucher impunément à ces œuvres inviolables : or, jamais deux génies n’ont été plus contradictoires. Vous avez le courant et le flot du style pur, large, abondant, des mouvements poétiques plutôt que des images, l’invention perpétuelle mais réglée par le goût, l’inquiétude du beau pour les types que vous créez, l’harmonie classique dans le ton toujours soutenu, et dans la pensée je ne sais quel souffle de prophétie fraternelle. Chez Aristophane, au contraire, que trouvons-nous ? Une langue si vive et si précise qu’elle en paraît saccadée, des images à foison et toutes en pleine nouveauté, le mélange des tours les plus audacieux, le verbiage de la marchande d’herbes et le délire extatique de la bacchante ; aucun type, des personnages jamais héroïques qui se résignent à leur laideur et à leur vulgarité, ou qui s’affranchissent de toute vraisemblance dans leurs combinaisons d’existence surnaturelles et fantastiques ; la réconciliation perpétuelle de la réalité la plus triviale et de la fantaisie la plus éperdue, et dans l’ensemble je ne sais quel accent de raillerie et de regret ; regret qui va toujours vers le passé, raillerie qui s’adresse toujours au présent, à la philosophie, à l’art nouveau et à ce que vous et moi, madame, nous appelons le progrès.

Vous êtes de race latine et de filiation classique, madame, et votre généalogie littéraire est glorieuse, car elle vous ramène aux plus hauts génies. Aristophane est évidemment de race grecque ; mais il est surtout, comme Eschyle, comme Shakespeare, un génie indépendant