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14 l’ami commun.  

Le funèbre chimiste (il a évidemment une faible opinion de cette histoire) concède un peu de bordeaux aux quatre tampons, qui, obéissant au même ressort, se versent la liqueur dans la bouche avec un tortillement de joie particulier, et s’écrient tous à la fois :

« Continuez, je vous prie.

— Les ressources pécuniaires d’Un-Autre, ainsi qu’il arrive fréquemment, étaient des plus restreintes. Je ne crois pas exagérer en disant qu’il était absolument à sec. La jeune fille l’épousa néanmoins ; et tous deux vécurent dans un cottage, ayant sans doute un chèvrefeuille à l’entrée. Ils y restèrent jusqu’à la mort de la jeune femme. On peut, à cet égard, consulter le registre de la paroisse. J’ignore de quoi la pauvre créature est morte ; mais les inquiétudes, les privations peuvent y avoir été pour quelque chose, bien qu’il n’en soit rien dit à la page où la cause du décès est inscrite dans la forme voulue. Quant au mari, c’est le chagrin qui l’a tué ; cela ne fait pas le moindre doute ; il fut si malheureux de la perte de sa femme, qu’il n’a pu lui survivre, à peine huit ou dix mois. »

Un rien fait soupçonner chez l’indolent Mortimer que si jamais la bonne compagnie pouvait se permettre une émotion, lui qui est du meilleur monde, il aurait la faiblesse de se laisser toucher par ce qu’il raconte. Il parvient à le dissimuler ; mais enfin il l’éprouve.

Eugène n’est pas non plus sans une légère atteinte ; car, au moment où cette effrayante lady Tippins déclare que si l’Autre vivait encore, elle le placerait à la tête de ses adorateurs, sa mélancolie augmente, et il joue d’une manière féroce avec son couteau à dessert.

Mortimer continue :

« Revenons maintenant, comme disent les romanciers, chose que nous voudrions leur interdire, revenons au héros de notre histoire. Âgé de quatorze ans lors de l’expulsion de sa sœur, et alors à Bruxelles dans un pensionnat au rabais, il fut quelque temps avant d’apprendre ce qui avait eu lieu, et ne le sut probablement que par la jeune fille, car sa mère était morte. Aussitôt la nouvelle [reçue], il prit la fuite et revint en Angleterre. Un garçon de ressources pour avoir eu de quoi faire ce voyage avec les cinq sous qu’il touchait par semaine. Il arriva cependant, tomba comme une bombe entre les bras paternels, et plaida la cause de sa sœur. Le vénérable père lui répondit par sa malédiction, et s’empressa de le mettre dehors. Choqué, blessé, terrifié, cherchant fortune, le pauvre diable s’embarqua ; et, finalement se trouva dans les vignes du Cap, où il devint propriétaire, éleveur ou colon, comme vous voudrez l’appeler. »