Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, I.djvu/459

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commencé par être rejetés du beau style, parce qu’ils avaient passé dans le peuple ; et ensuite, rebutés par le peuple même, qui à la longue est toujours le singe des grands, ils sont devenus tout à fait inusités. Je ne doute point que nous n’ayons bientôt, comme les Chinois, la langue parlée et la langue écrite. Ce sera, monsieur, presque ma dernière réflexion. Nous avons fait assez de chemin ensemble, et je sens qu’il est temps de se séparer. Si je vous arrête encore un moment à la sortie du labyrinthe où je vous ai promené, c’est pour vous en rappeler en peu de mots les détours.

J’ai cru que, pour bien connaître la nature des inversions, il était à propos d’examiner comment le langage oratoire s’était formé.

J’ai inféré de cet examen : 1o que notre langue était pleine d’inversions, si on la comparait avec le langage animal, ou avec le premier état du langage oratoire, l’état où ce langage était sans cas, sans régime, sans déclinaisons, sans conjugaisons, en un mot, sans syntaxe ; 2o que si nous n’avions dans notre langue presque rien de ce que nous appelons inversion dans les langues anciennes, nous en étions peut-être redevables au péripatétisme moderne, qui, réalisant les êtres abstraits, leur avait assigné dans le discours la place d’honneur.

En appuyant sur ces premières vérités, j’ai pensé que, sans remonter à l’origine du langage oratoire, on pourrait s’en assurer par l’étude seule de la langue des gestes.

J’ai proposé deux moyens de connaître la langue des gestes, les expériences sur un muet de convention, et la conversation assidue avec un sourd et muet de naissance.

L’idée du muet de convention, ou celle d’ôter la parole à un homme, pour s’éclairer sur la formation du langage ; cette idée, dis-je, un peu généralisée, m’a conduit à considérer l’homme distribué en autant d’êtres distincts et séparés qu’il a de sens ; et j’ai conçu que, si pour bien juger de l’intonation d’un acteur, il fallait l’écouter sans le voir, il était naturel de le regarder sans l’entendre, pour bien juger de son geste.

À l’occasion de l’énergie du geste, j’en ai rapporté quelques exemples frappants, qui m’ont engagé dans la considération d’une sorte de sublime que j’appelle sublime de situation.