Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, VI.djvu/249

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lui fermer la bouche en lui montrant de loin ou un vieux militaire sur son cheval, le dos voûté, et s’acheminant à grands pas ; ou une jeune paysanne en petit chapeau de paille, en cotillons rouges, faisant son chemin à pied ou sur un âne. Et pourquoi le vieux militaire ne serait-il pas ou le capitaine de Jacques ou le camarade de son capitaine ? — Mais il est mort. — Vous le croyez ?… Pourquoi la jeune paysanne ne serait-elle pas ou la dame Suzon, ou la dame Marguerite, ou l’hôtesse du Grand-Cerf, ou la mère Jeanne, ou même Denise, sa fille ? Un faiseur de romans n’y manquerait pas ; mais je n’aime pas les romans, à moins que ce ne soit ceux de Richardson. Je fais l’histoire, cette histoire intéressera ou n’intéressera pas : c’est le moindre de mes soucis. Mon projet est d’être vrai, je l’ai rempli. Ainsi, je ne ferai point revenir frère Jean de Lisbonne ; ce gros prieur qui vient à nous dans un cabriolet, à côté d’une jeune et jolie femme, ce ne sera point l’abbé Hudson. — Mais l’abbé Hudson est mort ? — Vous le croyez ? Avez-vous assisté à ses obsèques ? — Non. — Vous ne l’avez point vu mettre en terre ? — Non. — Il est donc mort ou vivant, comme il me plaira. Il ne tiendrait qu’à moi d’arrêter ce cabriolet, et d’en faire sortir avec le prieur et sa compagne de voyage une suite d’événements en conséquence desquels vous ne sauriez ni les amours de Jacques, ni celles de son maître ; mais je dédaigne toutes ces ressources-là, je vois seulement qu’avec un peu d’imagination et de style, rien n’est plus aisé que de filer un roman. Demeurons dans le vrai, et en attendant que le mal de gorge de Jacques se passe, laissons parler son maître.

Le maître.

Un matin, le chevalier m’apparut fort triste ; c’était le lendemain d’un jour que nous avions passé à la campagne, le chevalier, son amie ou la mienne, ou peut-être de tous les deux, le père, la mère, les tantes, les cousines et moi. Il me demanda si je n’avais commis aucune indiscrétion qui eût éclairé les parents sur ma passion. Il m’apprit que le père et la mère, alarmés de mes assiduités, avaient fait des questions à leur fille ; que si j’avais des vues honnêtes, rien n’était plus simple que de les avouer ; qu’on se ferait honneur de me recevoir à ces conditions ; mais que si je ne m’expliquais pas nettement sous quinzaine, on me prierait de cesser des visites qui se remarquaient,