Page:Diderot - Œuvres complètes, éd. Assézat, XI.djvu/140

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nous conversions moins que nous ne jetions des propos décousus.

« Mais pourquoi y a-t-il si peu d’hommes touchés des charmes de la nature ?

— C’est que la société leur a fait un goût et des beautés factices.

— Il me semble que la logique de la raison a fait bien d’autres progrès que la logique du goût.

— Aussi celle-ci est-elle si fine, si subtile, si délicate, suppose une connaissance si profonde de l’esprit et du cœur humain, de ses passions, de ses préjugés, de ses erreurs, de ses goûts, de ses terreurs, que peu sont en état de l’entendre, bien moins encore en état de la trouver. Il est bien plus aisé de démêler le vice d’un raisonnement, que la raison d’une beauté. D’ailleurs, l’une est bien plus vieille que l’autre. La raison s’occupe des choses ; le goût, de leur manière d’être. Il faut avoir, c’est le point important ; puis il faut avoir d’une certaine manière ; d’abord une caverne, un asile, un toit, une chaumière, une maison ; ensuite une certaine maison, un certain domicile ; d’abord une femme, ensuite une certaine femme. La nature demande la chose nécessaire. Il est fâcheux d’en être privé. Le goût la demande avec des qualités accessoires qui la rendent agréable.

— Combien de bizarreries, de diversités dans la recherche et le choix raffiné de ces accessoires !

— De tout temps et partout le mal engendra le bien, le bien inspira le mieux, le mieux produisit l’excellent ; à l’excellent succéda le bizarre, dont la famille fut innombrable… C’est qu’il y a dans l’exercice de la raison, et même des sens, quelque chose de commun à tous, et quelque chose de propre à chacun. Cent têtes mal faites, pour une qui l’est bien. La chose commune à tous est de l’espèce. La chose propre à chacun distingue l’individu. S’il n’y avait rien de commun, les hommes disputeraient sans cesse, et n’en viendraient jamais aux mains. S’il n’y avait rien de divers, ce serait tout le contraire. La nature a distribué entre les individus de la même espèce assez de ressemblance, assez de diversité pour faire le charme de l’entretien, et aiguiser la pointe de l’émulation.

— Ce qui n’empêche pas qu’on ne s’injurie quelquefois, et qu’on ne se tue.