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L'AMITIÉ D'UN GRAND HOMME
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qu’ils ont faite ! Si nous devions accepter toutes les invitations de nos clients, nous serions étouffés par les gâteaux secs et noyés dans le thé. Nous vous laissons la place, M. Mâchemoure. Amusez-vous. Je vous souhaite bien du plaisir. Prends ta canne, Trastravat. Je suis votre servante, monsieur. Pendant ce temps, un conciliabule animé se tenait entre M. Lanourant, l’illustre compositeur de Frugifera, et ses hôtes.

— J’étais venu passer trois jours avec vous, disait M. Lanourant qui laissait tomber ses paroles comme il laissait tomber ses mains sur le piano, avec un dédain écrasant, mais je me retire si ces gens là ne s’en vont pas. Des parents de Fernand Bigalle ! Ah ! non, mille fois non !

— Vous n’aimez pas Fernand Bigalle ? émit M. Carlingue.

— Je vous laisse juges : Il y a huit ans, je jouais un morceau de Clytemnestre chez la duchesse Nonar qui m’avait supplié à genoux. J’arrive. La duchesse avait convoqué une soixantaine de personnes. Je m’installe, je plaque un accord pour obtenir le silence. Et j’obtiens le silence en effet, sauf une voix, celle de M. Fernand Bigalle. Je plaque un deuxième accord. M. Bigalle continue. Et ainsi de suite. Et ainsi sept fois de suite. Sept fois ! A la fin, exaspéré, je me lève et je crie : « Je jouerai quand la conférence sera finie. » Le bavard a l’air surpris. Il se tait et, quand j’ai terminé, au milieu d’une ovation indescriptible, on m’amène le Bigalle en question : « C’était sans doute très beau, me dit-il, mais je suis complètement ignorant en musique et je ne vous cacherai pas que rien ne me paraît plus admirable que la polka des Côtelettes ! J’en suis resté à la méthode Carpentier. » Je répliquai : « C’est exactement comme moi en littérature. J’en suis resté à vos œuvres, monsieur ! »

— Montez dans votre chambre, maître aimé, conseilla Mme Carlingue : quand vous descendrez, je vous promets qu’ils seront partis. M. Lanourant consentit et Mme Carlingue se précipita dans le salon. Elle n’y trouva que M. Mâchemoure qui s’était installé dans l’unique rocking-chair où il balançait son amertume.

— Les autres ? interrogea Mme Carlingue.

— Partis. Ils sont furieux. Comme tous les médiocres, ils sont extrêmement susceptibles. Il faut que l’on s’occupe d’eux sans cesse. — Eh bien, voilà, déblaya rondement Mme Carlingue, nous avons été très heureux de faire votre connaissance, monsieur, et nous espérons que vous voudrez bien revenir quand nous vous écrirons, pour un autre thé. Adolphe, veux-tu dire au revoir à M. Mâchemoure ?

— Puisque vous avez ici un musicien, proposa M. Mâchemoure, apprenez lui que je joue assez gentiment du flageolet et que, s’il veut m’accompagner, je ne demande pas mieux…

— Entendu ! bien reconnaissant ! au revoir ! fit M. Carlingue avec la terreur que le compositeur entendît. On vous fera signe très bientôt, très bientôt !… Il ne fallait jamais demander à M. Lanourant de s’installer au piano. Il rôdait autour de l’instrument, l’ouvrait, piquait deux ou trois notes, le refermait, virevoltait sur son tabouret, sifflait quelque chose entre ses dents, se promenait, revenait et, s’il était de bonne humeur, jouait trois ou quatre heures sans s’interrompre. Cet homme insupportable, gonflé de vanité, plein de son moi à en éclater quand, pour une raison quelconque, il ne pouvait parler de lui, querelleur, toujours en procès, fat jusqu’au plus extrême comique, Silène qui se croyait don Juan, changeait d’âme en s’asseyant sur son tabouret. Certes, il s’installait d’une façon ridicule : il domptait d'abord l'auditoire d'un regard ; il poussait un profond soupir comme s’il regrettait d’avance toutes les perles qu’il allait jeter à ces pourceaux ; il n’en finissait plus de tirer ses manchettes, d’ébouriffer ses cheveux, de se frotter les mains, de se carrer sur

15e année 2e semestre I. — G