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L’AMITIÉ D’UN GRAND HOMME
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de bon d’un tel rapprochement. Mais les haines s’effondraient devant l’amour. Et Suzanne s’était jurée de vaincre.

Donc, devant cinquante personnes muettes et attentives, M. Jeansonnet lut la pièce, flanqué à droite de Bigalle et à gauche de Lanourant. On fut d’accord pour estimer que l’auteur s’était inspiré des plus plates productions de Scribe, mais on couvrit sa lecture d’applaudissements enthousiastes. Puis, Lanourant daigna faire entendre un petit morceau, embryon de ce qui serait l’ouverture. L’auditoire étant très fatigué et désireux de passer à des divertissements moins austères, on organisa un petit bal et il fut remarqué que Suzanne Carlingue dansa exclusivement avec Lucien Gélif. Dans un coin, les deux mères renouaient connaissance :

— J’ai eu le plus grand mal, dit Mme Gélif, à convaincre Alfred, qui est très têtu quand il en veut à quelqu’un. Cette querelle devenait stupide, mais il y avait nos maris.

— Suzanne, fit Mme Carlingue, avait dansé déjà avec votre Lucien, mais la petite masque m’avait trompé sur son identité. Enfin, tout est bien qui finit bien…

Vers le milieu de la soirée, Mme Jeansonnet prit son mari à part :

— Ce mariage est dirigé contre moi. On veut faire un,salon unique et je n’existerai plus… Mais, mon cher Cyprien, ne croyez donc pas le monde créé à votre innocente image ! Bigalle est très mécontent de votre travail…

— C’est impossible !

Mlle Estoquiau vient de m’assurer qu’il avait été à deux doigts de refuser son autorisation, D’autre part, je viens de l’entendre qui disait à Mme Chevêtrier : « Il à assassiné mon rêve de jeunesse » et elle confirmait : « C’est un meurtre ! »

— Il ne s’agissait peut-être pas de moi.

— Mettons qu’il s’agissait du grand Turc. Il nous reste Lanourant. Quoi que vous propose cet imbécile, acceptez, acceptez, acceptez ! Remaniez, coupez, rognez, remplacez, biffez, ajoutez ! Lanourant est notre planche de salut. Bigalle refusera de se plier à ses caprices et, dans quinze jours, ils ne correspondront plus que par l’intermédiaire d’un huissier. C’est fatal. Quant aux Gélif et aux Carlingue, je les attends aux discussions sur la dot. Sachons donc attendre. Mais il n’y a plus une erreur à commettre. J’aurai le dernier mot.

Le front resté candide de M. Jeansonnet se voila. L’harmonie resterait donc toujours un vain mot… Mais Lucien et Suzanne passaient devant lui et M. Jeansonnet murmura : « Non ! non ! ce n’est pas un vain mot. » Tout s’arrangerait, à peu près, comme s’arrangent les affaires humaines. Et il quêtait des approbations autour.de lui. Fernand Bigalle lui en voulait un peu parce qu’il aurait désiré qu’on arrangeât les Corybantes sans rien modifier ; Mme Gélif lui gardait rancune, bien qu’elle lui fît excellente figure ; Mlle Estoquiau lui marquait la froideur d’une femme dédaignée ; et sa propre femme, Mme Jeansonnet, le soupçonnait d’avoir favorisé au-delà des limités permises la réunion des couples ennemis. M. Jeansonnet, qui avait un besoin désordonné d’être aimé, souffrait de ces légers malentendus qui persistaient comme subsiste en un ciel bleu quelques nuages noirs, annonciateurs d’orages futurs. Mais M. Jeansonnet n’était pas de ceux qui prédisent : « Il pleuvra demain. » Il réunissait ce soir-là, chez lui, tous ceux qu’il aimait et il en concevait une grande joie. Il ne cherchait pas au delà. Il résolut de tout arranger.

— Chère amie, confia-t-il à Mme Gélif, vous resterez tout de même la seule femme, du monde de ce temps qui sache recevoir. Vous avez la finesse diplomatique qui convient. Mme Carlingue ne sera jamais une artiste. Enfin, si les réceptions ont lieu chez vos enfants, vous serez, ne l’oubliez pas, la mère du maître de la maison, c’est-à-dire la souveraine maîtresse.