Page:D’Alembert - Œuvres complètes, éd. Belin, IV.djvu/100

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furent Latinius Latiaris, Porcins Caton, Petilius Rufus, et M. Opsius, qui, sortant de la préture, ambitionnaient le consulat ; on n’y arrivait que par Séjan, et on ne gagnait Séjan que par des crimes. Ils convinrent entre eux que Latiaris, qui connaissait un peu Sabinus, tendrait le piège, que les autres seraient témoins, et ensuite accusateurs. Latiaris commence donc, avec Sabinus, par des discours généraux, loue ensuite son courage de n’avoir pas, comme tant d’autres, abandonné dans la disgrâce ceux qu’il avait cultivés dans la faveur, fait l’éloge de Germanicus, et gémit sur Agrippine. Sabinus cherchant, comme tous les malheureux, à épancher son cœur, verse des larmes, laisse échapper quelques plaintes (81) ; ose enfin attaquer Séjan, sa cruauté, son orgueil, ses projets, et n’épargne pas Tibère même. Ces entretiens, dangereux et répétés, les unirent étroitement en apparence. Bientôt Sabinus chercha Latiaris, l’alla voir, et lui confia ses chagrins.

Les trois délateurs cherchent entre eux un moyen d’entendre Sabinus, car il fallait qu’il se crût seul avec Latiaris, et ils craignaient, en restant à la porte, d’être vus, entendus, et soupçonnés. Ils se cachent donc, par une fraude aussi détestable que honteuse, entre le toit et le lambris, approchant l’oreille des trous et des fentes. Latiaris, ayant rencontré Sabinus, l’attire chez lui et dans sa chambre, comme pour lui faire part de quelques nouvelles ; là, il lui détaille le passé, le présent, et un avenir plus terrible. Sabinus (car on retient difficilement des plaintes une fois échappées) tint les mêmes discours, et plus long-temps. Les accusateurs se hâtent de mander à Tibère leur complot et leur infamie. Jamais Rome ne montra plus d’inquiétude et de crainte ; parens, amis, connus, inconnus, tous évitaient de se parler, de se voir, de se rencontrer ; on se défiait même des lieux inanimés, des toits et des murailles.

L’empereur ayant écrit au sénat le premier janvier de cette année, après les souhaits ordinaires, tomba sur Sabinus, l’accusant d’avoir corrompu quelques uns de ses affranchis et d’en vouloir à sa vie ; il demandait clairement vengeance. Sabinus est à l’instant condamné et traîné la corde au cou, la tête enveloppée dans sa robe, faisant effort pour crier, qu’on commençait ainsi l’année en immolant à Séjan de telles victimes. Partout où tombaient ses regards, où ses paroles s’adressaient, on fuyait, tout restait désert, les rues et les places ; quelques uns revenaient et reparaissaient, effrayés même d’avoir eu peur. On se demandait quel jour serait exempt de supplice, si dans un temps de sacrifices et de prières où l’on s’interdisait même les paroles profanes, on voyait des cordes et des chaînes ; que