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Page:Emile Zola - Le Ventre de Paris.djvu/276

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LES ROUGON-MACQUART.

rouge et de vert-de-gris, semblables à des blessures mal fermées ; sous les feuilles de chêne, un souffle soulevait la peau des olivets, qui battait comme une poitrine, d’une haleine lente et grosse d’homme endormi ; un flot de vie avait troué un livarot, accouchant par cette entaille d’un peuple de vers. Et, derrière les balances, dans sa boîte mince, un géromé anisé répandait une infection telle que des mouches étaient tombées autour de la boîte, sur le marbre rouge veiné de gris.

Mademoiselle Saget avait ce géromé presque sous le nez. Elle se recula, appuya la tête contre les grandes feuilles de papier jaunes et blanches, accrochées par un coin, au fond de la boutique.

— Oui, répéta-t-elle avec une grimace de dégoût, il vient du bagne… Hein ! ils n’ont pas besoin de faire les fiers, les Quenu-Gradelle !

Mais madame Lecœur et la Sarriette poussaient des exclamations d’étonnement. Ce n’était pas possible. Qu’avait-il donc commis pour aller au bagne ? Aurait-on jamais soupçonné cette madame Quenu, cette vertu qui faisait la gloire du quartier, de choisir un amant au bagne ?

— Eh ! non, vous n’y êtes pas, s’écria la vieille impatientée. Écoutez-moi donc… Je savais bien que j’avais déjà vu ce grand escogriffe quelque part.

Elle leur conta l’histoire de Florent. Maintenant, elle se souvenait d’un bruit vague qui avait couru dans le temps, d’un neveu du vieux Gradelle envoyé à Cayenne, pour avoir tué six gendarmes sur une barricade ; elle l’avait même aperçu une fois, rue Pirouette. C’était bien lui, c’était le faux cousin. Et elle se lamentait, en ajoutant qu’elle perdait la mémoire, qu’elle était finie, que bientôt elle ne saurait plus rien. Elle pleurait cette mort de sa mémoire, comme un érudit qui verrait s’envoler au vent les notes amassées par le travail de toute une existence.