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L’ingénieux M. Norris fait à ce propos une réflexion très-juste. « Ceux qui commettent de grandes fautes, dit-il, s’imaginent au moment qu’ils s’y déterminent, prendre le meilleur parti, ou du moins le moins mauvais, autrement il ne seroit pas possible qu’ils les commissent ; » il justifie cette réflexion par l’exemple de saint Pierre, qui nia trois fois Jésus-Christ. « Il est certain, ajoute notre auteur, que cet apôtre en niant son divin maître, jugeoit ce parti le plus avantageux de tout ceux qu’il pouvoit prendre alors, c’est-à-dire, qu’il jugea que, dans cette occasion, le péché qu’il commettoit en niant Jésus-Christ, étoit un moindre mal que le danger qu’il couroit en ne le niant point, & qu’il se détermina en conséquence de ce jugement. Si au contraire il avoit su alors qu’il commettoit un plus grand mal en niant son maître, il se seroit déterminé gratis, c’est-à-dire, sans motif & sans cause, & auroit conséquemment préféré le mal comme mal, ce qui est une absurdité palpable. »[1]


Un des plus grands philosophes de ce siècle[2] observe aussi « qu’il y a en France plusieurs nouveaux réunis, qui vont à la messe avec un dépit qui approche de la fureur : ils savent qu’ils offensent Dieu mortellement ; mais comme chaque absence leur coûteroit deux pistoles, plus ou moins, & qu’ayant bien supputé, ils trouvent qu’au bout d’un certain tems cette amende, autant de fois payée qu’il y a de jours de fêtes & de dimanches, les réduiroit eux & leurs enfans à mendier de porte en porte, ils concluent qu’il vaut mieux offenser Dieu que de se réduire à la mendicité. »

En un mot, quoiqu’il n’y ait presque point d’absurdité qui n’ait été soutenue par quelque ancien philosophe,[3] il n’y en a néanmoins, au rapport de Platon, aucun qui ait poussé l’extravagance jusqu’à avancer que les hommes fissent le mal volontairement & en connoissance de cause.[4] Le même auteur assure, « que faire le mal pour le mal & rejetter le bien reconnu pour tel, répugne absolument à notre nature. Toutes les fois, ajoute-t-il, qu’un homme est forcé de choisir entre deux maux, vous ne le verrez jamais choisir le plus grand, pour peu qu’il soit en son pouvoir de choisir le moindre. »

Le plus ardent défenseur de la liberté[5], parmi les modernes, est même obligé d’avouer que quelque choix que fasse notre volonté, il est toujours fondé sur l’idée de bien que nous attachons à l’objet préféré, & que l’objet de notre choix, en général, est le bien qu’on peut regarder comme la fin & comme le but de toutes nos actions.

Je crois qu’il n’en faut pas davantage pour démontrer que l’homme n’est point libre de choisir entre deux objets entre lesquels, tout considéré, il apperçoit quelque différence, & pour en dire autant de tous les choix ou volitions de cette espèce qu’il est possible d’imaginer.

Enfin la dernière ressource des partisans de la liberté est de dire que notre choix au moins est libre entre plusieurs choses indifférentes ou semblables, comme, par exemple, entre plu-

    que je juge qu’il est juste que je le fasse, je suis à l’égard de ces perceptions passif jusqu’à ce point, que si je fais attention à l’objet dont il s’agit, je n’en puis penser autrement que je n’en pense : mais si je soulage ce misérable, il faut que je le fasse par un pouvoir, dans l’exercice duquel je ne suis pas passif mais actif, (Me prouverez-vous bien cela, M. Chub ?) il faut que je donne à mon corps les mouvemens qui sont nécessaires pour produire cet effet dans le tems que j’ai la liberté de faire usage de cette faculté active ou de rester en repos. (Quel moyen de démontrer cette liberté prétendue, à moins que Chub ne détruise ce qu’il vient lui-même de reconnoître, je veux dire, cette perception nécessaire de l’objet, suivi de ce jugement également nécessaire, résultant, comme la perception des causes & des circonstances qui les ont précédées & accompagnées ? De grace ne glissons sur aucune anneau de cette chaîne non interrompue de causes & d’effets qui sont tous également nécessités à être ce qu’ils sont indépendamment de notre caprice ou de notre choix). « Or si je fais un tel jugement, ce n’est ni la perception de l’objet misérable, ni la faculté que j’ai de le soulager, ni la convenance d’en agir ainsi, ni la perception de ce soulagement lui même, qui en est la cause physique : toutes ces perceptions peuvent avoir lieu en songe, sans qu’il s’en suive le moindre mouvement : le mouvement étant produit par un pouvoir aussi différent de la perception, que la perception l’est elle-même de l’action » Savez-vous bien, M. Chub, pourquoi les mêmes perceptions ne produisent pas les mêmes effets en songe, que pendant la veille ? (car vous avez tort de dire qu’en songe elles ne produisent aucune action ; en effet si elles n’en produisent pas d’extérieures, il ne s’ensuit pas qu’elles n’en produisent aucune intérieure dans le cerveau dont elles altèrent la disposition, ce qui produit les rêves) ; c’est qu’en songe les dispositions de l’esprit & des organes sont différentes de ce qu’elles sont pendant la veille. Qu’y a t-il donc d’étonnant, que des causes différentes produisent des effets différens. Voyez Chub, ibid.

  1. Voyez la théorie de l’amour, de M. Norris, par. 199.
  2. Bayle, réponse aux questions d’un provincial, vol. 3. pag. 756.
  3. Sed nescio, quomodo nihil tam absurde dici potest, quod non dicatur ab aliquo philosophorum. Voyez Cicer. de Divin. lib. 2. 119.
  4. Voyez Platonis opera, edit Serr., vol. 1 p. 345.
  5. Voyez les œuvres de Bramhal, p. 656. 658.