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L’AMI FRITZ.

chagrin ; je voudrais me marier pour te faire plaisir, mais tu sais… »

Alors le vieux rebbe se fâchait.

« Oui, disait-il, je sais que tu es un gros égoïste, un homme qui ne pense qu’à boire et à manger, et qui se fait des idées extraordinaires de sa grandeur. Eh bien ! tu as tort, Fritz Kobus ; oui, tu as tort de refuser des personnes honnêtes, les meilleurs partis de Hunebourg, car tu deviens vieux ; encore trois ou quatre ans, et tu auras des cheveux gris. Alors tu m’appelleras, tu diras : « David, cherche-moi une femme, cours, n’en vois-tu pas une qui me convienne ? » Mais il ne sera plus temps, maudit schaude, qui ris de tout ! Cette veuve est encore bien bonne de vouloir de toi ! »

Plus le vieux rabbin se fâchait, plus Fritz riait.

« C’est cette manière de rire, criait David en se levant et balançant ses deux mains près de ses oreilles, c’est cette manière de rire que je ne peux pas voir : voilà ce qui me fâche ! ne faut-il pas être fou pour rire de cette façon ? » Et s’arrêtant :

« Kobus, disait-il en faisant une grimace de dépit, avec ta façon de rire, tu me feras sauver de ta maison. Tu ne peux donc pas être grave une fois, une seule fois dans ta vie ?

— Allons,posché-isroel, disait Fritz à son tour, assieds-toi, vidons encore un petit verre de ce vieux kirsch.

— Que ce kirschenwasser me soit du poison, disait le vieux rebbe fort dépité, si je reviens encore une fois chez toi ! ta façon de rire est tellement bête, tellement bête, que ça me tourne sur le cœur. »

Et la tête roide, il descendait l’escalier en criant :

« C’est la dernière fois, Kobus, la dernière fois !

— Bath ! disait Fritz, penché sur la rampe et les joues épanouies de plaisir, tu reviendras demain.

— Jamais !

— Demain, David ; tu sais, la bouteille est encore à moitié pleine. »

Le vieux rabbin remontait la rue à grands pas, marmotant dans sa barbe grise, et Fritz, heureux comme un roi, renfermait la bouteille dans l’armoire et se disait :

« Ça fait la vingt-troisième ! Ah ! vieux poschê-isroel, m’as-tu fait du bon sang ! »

Le lendemain ou le surlendemain, David revenait à l’appel de Kobus ; ils se rasseyaient à la même table, et de ce qui s’était passé la veille, il n’en était plus question.


II


Un jour, vers la fin du mois d’avril, Fritz Kobus s’était levé de grand matin pour ouvrir ses fenêtres sur la place des Acacias, puis il s’était recouché dans son lit bien chaud, la couverture autour des épaules, le duvet sur les jambes, et regardait la lumière rouge à travers ses paupières, en bâillant avec une véritable satisfaction. Il songeait à différentes choses, et, de temps en temps, entr’ouvrait les yeux pour voir s’il était bien éveillé.

Dehors il faisait un de ces temps clairs de la fonte des neiges où les nuages s’en vont, où le toit en face, les petites lucarnes miroitantes, la pointe des arbres, enfin tout vous paraît brillant ; où l’on se croit redevenu plus jeune, parce qu’une sève nouvelle court dans vos membres, et que vous revoyez des choses cachées depuis cinq mois : le pot de fleurs de la voisine, le chat qui se remet en route sur les gouttières, les moineaux criards qui recommencent leurs batailles.

De petits coups de vent tiède soulevaient les rideaux de Fritz et les laissaient retomber ; puis, aussitôt après, le souffle de la montagne, refroidi par les glaces qui s’écoulent lentement à l’ombre des ravines, remplissait de nouveau la chambre.

On entendait au loin dans la rue, les commères rire entre elles, en chassant à grands coups de balais la neige fondante le long des rigoles, les chiens aboyer d’une voix plus claire, et les poules caqueter dans la cour.

Enfin, c’était le printemps.

Kobus, à force de rêver, avait fini par se rendormir, quand le son d’un violon, pénétrant et doux comme la voix d’un ami que vous entendez vous dire après une longue absence : « Me voilà, c’est moi ! » le tira de son sommeil, et lui fit venir les larmes aux yeux. Il respirait à peine pour mieux entendre.

C’était le violon du bohémien Iôsef, qui chantait, accompagné d’un autre violon et d’une contre-basse ; il chantait dans sa chambre, derrière ses rideaux bleus, et disait :

« C’est moi, Kobus, c’est moi, ton vieil ami ! Je te reviens avec le printemps, avec le beau soleil… - Écoute, Kobus, les abeilles bourdonnent autour des premières fleurs, les premières feuilles murmurent, la première alouette gazouille dans le ciel bleu, la première caille court dans les sillons. — Et je reviens t’embrasser ! — Maintenant, Kobus, les misères de