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LA BESACE D’AMOUR

— Hourrah ! pour la besace d’amour !

— À moi la besace d’amour !

— À moi ! à moi !

— Non… elle est à moi !

— Arrière ! j’en ai offert une demi-livre !

— Et moi, j’en offre une livre !

Dix épées enfoncèrent leurs pointes dans le sac du mendiant, l’élevèrent, la haussèrent aux cieux, et dix gentilshommes se mirent en marche vers le Château avec ce trophée nouveau genre, tandis que de toutes parts s’élevaient des huées, des rires, des quolibets devant cette farce stupide.

Et des cris retentissaient :

— Vive la besace d’amour !…


CHAPITRE II

LE NOTAIRE ROYAL


Deux heures s’étaient écoulées.

Aux abords du Château St-Louis et sur la rue Buade le calme s’était fait, si bien que ces lieux demeuraient presque déserts. Un cabriolet vint s’arrêter, non loin du Château, devant une petite maison blanche, aux volets peints en vert, entourée d’une palissade également peinte en vert. Sur une planchette clouée à même la palissade, on pouvait lire ces grosses lettres noires :


LEBAUDRY… NOTAIRE-ROYAL


Deux femmes, de bon air, mais modestement mises descendirent du cabriolet que conduisait un paysan, et se dirigèrent vers la maison qu’une petite véranda ornait sur la façade.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Si les alentours de cette maison et du Château Saint-Louis étaient déserts et tranquilles, on percevait encore, montant de la Basse-Ville, les rumeurs joyeuses de la foule qui saluait le départ des deux navires portant les troupes du roi de France qui allaient à la frontière anglo-américaine.

La population de Québec les acclamait encore que les navires étaient déjà loin du quai de la Reine d’où ils avaient fait voile.

On était au début de la guerre de Sept Ans qui allait être si désastreuse à la France : le Traité de Paris allait lui enlever ses plus belles colonies, le Canada et les possessions des Indes. L’Angleterre, dont le commerce prenait une expansion formidable, avait depuis longtemps jeté un œil d’envie sur le Canada qui la rendrait maîtresse de toute l’Amérique septentrionale. Et avec cette Amérique, ses possessions déjà fort importantes aux Indes et celles de la France qu’elle convoitait ardemment, elle comprenait qu’elle pourrait être alors la véritable maîtresse des mers. Aussi voulut-elle profiter des moindres chances de la guerre qui commençait pour arriver à son but ; avant même que la déclaration de guerre fût officiellement faite elle s’était préparée à envoyer d’énormes renforts en hommes, argent, munitions de guerre et vivres à sa colonie de l’Atlantique pour la rendre capable de conquérir le reste de l’Amérique du Nord. Car elle savait que la France, épuisée après les deux guerres de la Succession de Pologne et de la Succession d’Autriche, démoralisée par l’insouciance d’un prince prodigue et débauché et par une cour scandaleuse ne pourrait opposer que peu de force en Amérique, qu’il lui serait à peu près impossible, avec ses frontières continentales à surveiller, d’envoyer des secours à sa colonie du Canada.

Et la Nouvelle-France allait se voir encore une proie facile. Depuis au delà d’un siècle elle luttait avec désavantage pour garder ses frontières intactes, et pour conserver à son roi et à sa race cette splendide colonie qui pourrait devenir plus tard un empire redoutable et d’une richesse incalculable. Malgré les innombrables sacrifices qu’elle avait faits, en dépit de son abnégation continuelle et souvent héroïque pour demeurer terre française, elle semblait être délaissée de plus en plus par ceux-là qui représentaient la France. Néanmoins, en apprenant les préparatifs redoutables des Anglo-américains, devant l’effroyable menace qui soufflait, elle se redressa prête encore à l’effort et à la tâche.

À travers l’océan Vaudreuil et Bigot lancèrent un cri d’alarme et jetèrent un appel au secours. D’Argenson, ministre du roi à la guerre, répondit à cet appel désespéré par un faible envoi de bataillons (que nous avons vu le peuple de Québec acclamer) avec lesquels le roi Louis XV avait dépêché le général marquis de Montcalm et plusieurs autres officiers de valeur. C’était peu en regard de ce que les anglais méditaient et préparaient, mais cela apportait au cœur de la Nouvelle-France une consolation et un espoir.

Avec ces bataillons elle se trouvait avec une armée régulière de cinq mille hommes. Si à cette armée l’on ajoute les milices canadiennes, qui pouvaient atteindre quatre mille hommes, et environ deux mille sauvages sur lesquels il était permis de compter, le pays se voyait protégé par une armée de onze mille combattants. Il est vrai que ces onze mille combattants auraient à défendre des frontières très étendues contre cinquante mille hommes qui allaient les attaquer à cinq ou six endroit à la fois ; mais il est vrai aussi que l’armée canadienne avait pour elle des défenses naturelles qui lui donnaient certains avantages contre l’ennemi. Tout de même, la disproportion dans le nombre des combattants était si considérable, qu’on ne pouvait conserver longtemps l’espoir de sauver le pays de l’invasion.

Ah ! s’il n’y avait eu que l’ennemi du dehors ! Il y avait l’ennemi du dedans ! Plus que jamais la Nouvelle-France était devenue un champ d’exploitations honteuses d’une foule de parasites qui la grugeaient jusqu’au sang, jusqu’à la moelle. En tête de la horde cynique et infernale… François Bigot ! C’est le monstre qui perdit la Nouvelle-France ! Saignée au dehors, saignée au dedans, déchirée, trahie, vendue, comment pouvait-elle vivre plus longtemps ? Elle tomba, la proie de la Grande-Bretagne… elle tomba toute meurtrie, toute ensanglantée, toute palpitante ! Sa pensée d’agonie fut une pensée à sa mère qui ne l’avait su défendre ! Elle ne maudit pas la France en mourant, elle la bénit ! En mourant ?… Mais elle n’allait pas mourir, parce qu’une France ne meurt pas, parce qu’elle était une autre France ! Non, elle ne mourrait pas : toujours et quand même elle resterait la Nouvelle-France !

Elle s’était donc grandement réjouie en voy-