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LA BESACE D’AMOUR

agitée, si tumultueuse, qu’on eût pu croire à une seconde émeute.

Des gardes du Château arrivèrent au pas de course afin de mettre ordre à ce qui leur avait paru du désordre.

L’accident arrivé au sieur Delarose parut fort surprendre les gardes ; mais le nom de Flambard sonna à leurs oreilles, ils s’entre-regardèrent avec inquiétude et songèrent à regagner en toute hâte le Château. Car ils n’étaient que dix gardes, avec dix épées seulement ; et déjà l’on savait — à cause de la renommée qui avait précédé et suivi Flambard jusqu’en Nouvelle-France — que contre le gaillard il fallait vingt épées… trente épées au moins…

Enfin, l’aubergiste malheureux fut ramassé, non sans un remarquable effort de généreux citoyens, et porté en son auberge.


CHAPITRE IV

LES PRISONNIERS


Pendant que se passaient ces incidents, le clerc de notaire et le mendiant, arrêtés sur l’ordre du baron de Loisel, intendant de la maison de M. de Vaudreuil, et entraînés par les gardes, avaient été enfermés dans une salle basse du Château St-Louis, en attendant que de Montréal on reçut ordre relatif aux deux émeutiers.

Car il y avait eu émeute, selon que l’avait écrit le jour même le baron de Loisel à M. de Vaudreuil pour lui demander des instructions au sujet des deux coupables. Le gouverneur du Canada s’était rendu à Montréal, afin de se trouver plus près du théâtre de la guerre en Amérique et pour mieux surveiller les opérations. Le baron de Loisel avait donc écrit longuement, sur les avis de M. Bigot, et lui avait représenté cette affaire d’émeute comme très grave. Naturellement, le baron, par un style tout personnel, voulait surtout par cette épître s’attirer les éloges du gouverneur, et, par là, accroître la confiance que M. de Vaudreuil lui avait accordée en lui confiant le soin de veiller sur l’administration policière de la ville de Québec, et, de ce fait, acquérir une gloire nouvelle qui ne déparerait nullement sa vanité tout en donnant à son prestige quelques degrés de plus. Car M. de Loisel était l’un de ces nombreux parasites que les gains faciles ou les honneurs attirent dans les pays nouveaux ; outre les fortunes à édifier rapidement par toutes espèces d’exploitations abjectes, ces lépreux de la création y trouvent toujours à satisfaire impunément leurs vices, à semer leur lèpre et à donner libre envolement à leur corruption. Aventuriers qui n’ont de foi que dans les plaisirs malsains qu’ils peuvent s’accorder, et de loi que dans la perversité de leurs instincts ! De tels rapaces la Nouvelle-France — surtout à cette époque de maîtres corrompus qui dirigeaient ses destinées, et d’exemples partis de haut qui se propageaient par delà les océans jusqu’aux colonies les plus lointaines — était la proie, et ces rapaces étaient nombreux, leur nombre devenait incalculable ; et de ce nombre, le baron de Loisel.

Donc en attendant que le gouverneur statuât sur le sort des deux émeutiers, de ces deux ennemis de l’administration royale, comme l’avait écrit le baron, ceux-ci avaient été enfermés dans une salle basse du Château, salle qui, sans être un cachot au sens propre du mot, n’en avait pas moins le terrible aspect.

Carrée de huit mètre environ, elle était complètement dénudée. On n’y découvrait qu’un banc de chêne. Les murs étaient de pierre et nus. Le jour ne pénétrait là que par une étroite croisée, solidement grillagée, percée du côté des fortifications et sur une petite cour intérieure où avait été disposée une bouche d’égoût pour recevoir les déchets et les immondices. De sorte que l’air qui entrait dans cette salle basse se trouvait vicié par les odeurs nauséabondes qui émanaient de la bouche d’égoût. Il y avait donc impossibilité matérielle de sortir de là, une fois qu’on y était enfermé, car cette salle n’avait d’issue, hormis la petite croisée, qu’une porte de chêne d’une imposante épaisseur, bien et dûment lamée de fer, verrouillée, cadenassée. Et à supposer qu’un prisonnier eût réussi à passer au travers du grillage de la croisée, il se fût trouvé pris dans cette cour intérieure murée de douze mètres en hauteur. Cette salle valait donc le meilleur et le plus solide des cachots.

C’est là que nous retrouvons les deux malheureux que le sort avait si curieusement réunis.

Le médecin du Château était descendu pour examiner la blessure du mendiant, mais il était remonté de suite après avoir déclaré qu’il n’y avait là qu’égratignure. Et le mendiant et le clerc de notaire s’étaient trouvés seuls.

Le jeune homme était allé s’affaisser sur le banc de chêne rangé le long du mur, et s’était abîmé en de profondes et sombres pensées.

Le mendiant le considéra un moment avec une grande pitié ; puis il s’approcha du jeune homme, sourit et dit avec une paternelle bienveillance :

— Mon enfant, il ne faut pas vous laisser aller au désespoir, rien n’est perdu, pas plus pour vous que pour moi ; je vous garantis que nous sortirons d’ici plus tôt que nous ne pouvons penser, et que nous sortirons sains et saufs.

— Dieu vous entende ! soupira le jeune homme en levant son regard sur l’homme qui venait de lui parler avec une voix qui l’avait remué. Et il se mit à considérer ce mendiant avec curiosité. En fait, c’était la première fois qu’il regardait attentivement celui qui était accouru à son secours, alors que les épées des gardes menaçaient de le percer d’outre en outre, celui qui avait risqué sa vie pour sauver la sienne. Et maintenant qu’il le regardait plus attentivement, il croyait trouver dans la physionomie de cet inconnu quelque chose de digne, qui le plaçait au-dessus du rang des mendiants. Et il se rappelait comment ce mendiant était tout à coup survenu avec une épée à la main et comment de cette unique épée il avait durant un instant tenu en échec quatorze épées accoutumées à la bataille et maniées par des bras jeunes et vigoureux.

Il s’étonna donc de plus en plus en découvrant chez son compagnon d’infortune un aspect nouveau.

Car ce mendiant n’était pas tout à fait inconnu au jeune clerc de notaire. Dix fois déjà par la ville il avait croisé ce mendiant, il l’avait vu tendre une main tremblante aux passants, il